Derniers jours au Maroc : les couleurs du Rif
Poursuivant la série d’analogies entre les spots d’escalade
du Maroc et des personnages illustres du milieu culturel je ferai encore une
fois appel à un écrivain, nouvelliste et romancier américain dont la réputation
tient aussi bien à la qualité de son œuvre qu’à sa biographie mouvementée, à
son phrasé percutant et son humour corrosif qu’à ses penchants anarchiste et
éthylique. Charles Bukowski, dont les textes sont autant de coups de poing dans
le ventre mou de la société américaine du milieu du XXème siècle, partage avec le
Rif où nous avons passé une douzaine de jours passionnants un caractère « bon
vivant » bien appréciable après le climat quelque peu rigoriste d’autres
régions du pays et l’ascèse du désert. Empêchés de grimper à cause d’une
perturbation bloquée entre les côtes ibériques et marocaines d’une part,
contraints de l’autre à quitter le territoire à la mi-décembre, nous aurons à
peine le temps de faire connaissance avec la vallée de Talambote qui se trouve
être le principal théâtre des activités verticales dans la région, assez
toutefois pour nous faire regretter de ne pas y être venus plus tôt, d’être
passés à côté de plusieurs secteurs et itinéraires phares comme de n’avoir pu
nous imprégner plus longuement des couleurs chaudes du calcaire ainsi que du
bleu de Chefchaouen, chef-lieu du département mondialement célèbre pour sa médina.
Un topo en forme
d’incunable
D’après les informations en notre possession tout séjour de
grimpe dans la vallée se doit de commencer par un passage au café La Rueda, un
établissement lié dès son origine au développement de l’activité, camp de base
depuis lors de la plupart des visiteurs. Bâti dans une épingle de la route
principale desservant la vallée, cette auberge/restaurant bariolée jouit d’une
position privilégiée donnant à voir à la fois l’ensemble de la muraille du
Caïat, le principal massif, à la fois les parois secondaires qui sont disséminées
en aval et en amont, de part et d'autre de l’oued dont le débit actuel ferait pâlir
de jalousie les habitants de Todgha. Car il a plu hier soir, plus que ces deux
derniers mois sur tout le sud du Maroc réuni, et il pleut encore lorsque nous
franchissons la porte du café en question, transis de froid et hébétés, comme
pris de court face à un événement inconnu.
vue d'ensemble sur la vallée |
détail avec le café La Rueda en bas à droite |
En même temps que l'incontournable thé à la menthe on dépose sur la table où nous avons pris place deux classeurs d’écolier recouverts de papier doré, seules sources d’information disponible sur les différents secteurs développés dans le coin. A l’intérieur de cette bible apocryphe en deux volumes se trouvent des impressions numériques plus ou moins gribouillées et des dessins à main levée plus ou moins réussis des itinéraires ouverts et/ou équipés, des croquis et des notes ajoutées sur des coins de papier glissés dans les pochettes en plastique, le tout plus ou moins dans l’ordre. Rassemblés auprès des grimpeurs et des équipeurs de passage par Abdul, le propriétaire des lieux, un homme charismatique que nous rencontrerons à une autre occasion, ces pièces rares qui pour les plus anciennes remontent au début des années 2000 sont l’âme du café, des sortes de reliques dont viennent prendre connaissance, parfois de très loin, les pèlerins du rocher. Nous feuilletons les documents avec déférence les premières minutes, comme on le ferait avec des incunables ou des objets de collection d’une valeur inestimable ; puis, face à l’abondance d’informations, nous prenons en photo page par page les secteurs qui nous inspirent, excluant ceux où nous n’avons pas une accroche commune et les grandes voies en trad pour lesquelles nous n’avons ni le niveau ni l’expérience.
Première danse
Le soir même Julie pénètre dans cette forêt d’informations avec pour objectif d’en effectuer un premier défrichage, et elle en revient quelques heures plus tard, aussi exténuée qu’enchantée, avec une première vue d’ensemble des environs. Les présentations avec le calcaire local se feront dès le lendemain sur un secteur situé en bord de route et dont les teintes laissent supposer qu’il a séché au moins en partie. Une position peu avantageuse mais dont les désagréments sont limités par la faible fréquentation de ladite route et compensés par les formes et les couleurs de la falaise, une barre en biais dans la pente où des plaques grises sculptées de gouttes d’eau et de craquelures alternent avec des coulées allant du jaune à l’orange foncé pareilles à des traces de rouille.
coussins de calcaire |
Plus nombreuses que sur les falaises que nous avons visitées plus au
sud, les concrétions issues des résurgences du calcaire présentent également des
formes plus variées et originales, rappelant par endroits celles d’organismes
vivants qui se seraient développés sur la paroi à la manière de parasites. La
végétation à la fois plus nombreuse et plus variée témoigne elle aussi de
l’influence de la Méditerranée sur le climat local. Palmiers nains, figuiers, rhododendrons
et romarins géants colonisent le pied de voie tandis que des plantes grasses et des parterres de trèfle s’épanouissent dans l'ombre à leurs pieds. Au loin un singe traverse la
route, suivi d’un second, puis de toute une bande dont quelques petits. Tandis
que les plus farouches se cantonnent à nous observer depuis les buissons
environnants, les plus téméraires vont jusqu’à s’aventurer sur la falaise
elle-même où ils réalisent des désescalades depuis son sommet avec une aisance
et une effronterie qui nous laisse sans voix. Grisés par ce nouvel
environnement, par cette palette de couleurs hypnotiques comme par ces prises aussi
variées qu’agréables nous ne ménageons pas nos efforts et enchaînons les voies
les unes après les autres jusqu’à l’épuisement. Forte de l’expérience engrangée
à Todgha Julie effleure le 7A à vue, une réalisation manquée à un soupçon
d’engagement, un rien de confiance en elle.
premiers pas sur le calcaire sculpté de la vallée |
au royaume des singes (assis devant la maison et sur la route) |
les retrouvailles avec le vert |
Les caprices du ciel
Le lendemain l’air frais et humide du réveil signe l’avancée
définitive de la perturbation prévue sur le pourtour méditerranéen pour la
quinzaine à venir, plus que ce que notre visa nous accorde. Nous vivons sans
doute nos derniers jours au Maroc. Et il reste tant à voir et à vivre. A
commencer par ici où une fois de plus le hasard nous aura offert de découvrir
un lieu dont nous ne soupçonnions rien, injustement ignoré par la majorité des
grimpeurs. Un massif fantastique dont le sommet principal n’est pas sans nous faire penser
à la Sainte-Victoire pour les dimensions et à l’oued Al-Abid pour les couleurs,
4 ou 5 kilomètres de parois tantôt verticales tantôt concaves, truffées de
concrétions gigantesques s’étendant par endroits sur des dizaines de mètres de
haut. Avec son environnement radicalement différent de celui que nous avons
connu jusqu’alors, aussi bien en termes de géographie que de culture, le Rif invite
déjà à la nostalgie et à un éventuel retour, un prochain voyage.
massif du Caïat |
Régulièrement arrosée la terre rougeâtre se pare de toutes
les teintes du vert tandis que le moindre ressaut minéral et la plus petite anfractuosité
sont occupés par des plantes dont la diversité nous subjugue après l’austérité
des derniers mois. Au milieu de cette végétation foisonnante les maisons
blanchies à la chaux se signalent de loin en loin, les villages visibles à
plusieurs kilomètres de distance. La terre crue trop sensible à l’humidité a laissé
la place à la pierre, les ocres mimétiques au blanc voire à la couleur. Le
toit-terrasse, systématique plus au sud, voisine désormais avec des couvertures
à 4 pans en tôle dont les touches de rouille rappellent les coulées du
calcaire. Des chiens errants, seuls ou en bandes, sillonnent la route du matin
au soir ; une véritable communauté avec ses chefs et ses subalternes, ses sages
et ses trublions, ses bons samaritains et ses individualistes, évoquant de
manière troublante celle à laquelle nous appartenons. Haut de plus d’un mètre
un four conique construit à quelques pas du camion, loin de toute habitation,
témoigne de jours plus ensoleillés où quelque boulanger tient un étal. Nous
observons les plus grandes parois qui nous font face à la jumelle à défaut de
pouvoir les toucher, les précipitations annoncées quotidiennement réduisant
drastiquement nos chances de pouvoir réaliser une grande voie dans le coin.
visite quotidienne des chiens errants |
four traditionnel |
Nous nous replions les jours suivants sur différents
secteurs de couennes dispersés d’un bout à l’autre de la vallée, à une
exception tous majeurs. Du secteur Kozy, panneau multicolore planqué dans
l’ombre où nous manquons l’un et l’autre de réussite malgré une escalade peu
déversante plutôt dans nos standards, à Kefishop et son pied de voie spectaculaire
où je jouerai de malchance cette fois, cassant après une quarantaine de
mouvements l’antépénultième prise d’un somptueux 8A lors du seul essai que la
pluie m’accordera. De Triangl à Pan Abdul ensuite, des secteurs caractérisés
par un calcaire gris ultra-compact et des vois techniques. Sur ce dernier,
inspirée par la beauté intrinsèque du monolithe où elle tracée et par le cadre
sauvage, Julie signe sa plus belle voie du Rif. Moins d’une dizaine de lignes
parcourent ce totem d’une trentaine de mètres au profil en forme de flamme
allongée, visible de très loin. Au centre les dégaines pendent dans un 7A sur
cannelures dont Julie a réglé rapidement les méthodes, une face concave
comprenant une douzaine de mouvements faisant eux-mêmes suite à une approche en
dalle plus facile. Un effort de résistance courte où seuls les mousquetonnages
nous posent encore parfois des soucis. Alors que l’ombre achève d’envahir le
paysage Julie transforme l’essai avec brio, montrant des qualités de falaisiste
de plus en plus évidentes : un rythme guidé le souffle, un engagement
grandissant, des micro-décontractions intelligemment mises à profit ainsi que des
prises de décision plus rapides et assumées jusqu’au bout, jusqu’à la chute ou
la réussite.
Julie au sommet du monolithe de Pan Abdul |
le même monolithe vu de profil |
Gautier au sommet d'une des voies du secteur Kozy |
De retour au bivouac un chevrier d’une vingtaine d’année fait une halte à côté de notre camion d’une façon qui nous rappelle l’autre chevrier, celui de Todgha, comme si ce dernier pût être le père de l’autre. Très vite nous nous apercevons au langage dans lequel il s’exprime que nos maigres progrès en berbère ne nous seront d’aucune utilité dans la région. Nous ne pigeons pas un traître mot de ce qu’il essaie de nous expliquer à propos des montagnes qui nous font face. Il reste un moment dos au camion. Il ne fume pas. Comme à Todgha l’aura de l’homme se passe de mots. Lorsqu’il part rejoindre ses chèvres il leur lance des cris qui n’ont rien en commun avec ceux entendus là-bas, à croire que les chèvres berbères du nord et celles du sud, comme les hommes berbères des mêmes régions, emploient un dialecte différent.
Café La Rueda
Reçu lors de notre première visite au café La Rueda par un employé d’une vingtaine d’années nous ne faisons connaissance avec son propriétaire que quelques jours plus tard lorsque nous y revenons pour prendre une douche et manger. Avec sa carrure de rugbyman et sa petite moustache coincée entre ses bonnes joues et son grand sourire Abdul a l’allure et l’énergie d’un personnage de dessin animé, exalté et fantasque. Il nous fait faire le tour du gîte avec entrain, nous présentant aux membres de son équipe, de jeunes garçons qu’il a vraisemblablement pris sous son aile, puis prend nos commandes pour le soir avec passion avant de nous proposer la spécialité maison, à savoir ce kif dont la réputation n’est plus à faire. De la salle à manger nous parvienne les voix des quatre jeunes grimpeurs espagnols de passage qui après avoir pris la flotte en sont au whisky-coca.
Tandis que Julie prend sa douche je griffonne sur mon carnet dans un coin. Sur l’écran de télévision passe une vidéo d’Adam Ondra que je ne connais pas. A mon tour sous l’eau chaude j’ai une pensée pour ces douches prises plus au sud où je prenais particulièrement garde à économiser l’eau. Sans y passer un temps inconsidéré je ne ressens étrangement pas la même nécessité intérieure d’économiser l’eau en voyant par la fenêtre ce qui tombe du ciel. Tandis que nous mangeons un tajine de köfte à tomber par terre la salle à manger s’anime de plus belle. Lancés dans un poker les andalous ont entraînés dans leur sillage le maître des lieux qui dans un mélange d’anglais et d’espagnol fait le spectacle et ne cache pas son plaisir à partager un verre. Avec désormais en fond sonore et visuel la coupe du monde de football l’atmosphère chauffe et les mises flambent. Abdul exulte. Lui qui depuis une vingtaine d’années joue le chef d’orchestre du développement de l’escalade dans la zone en centralisant les informations transmises par les grimpeurs de passage chez lui, est également réputé pour être un fin meneur de soirée, à l’initiative de fêtes endiablées entre deux journées d’équipement réunissant locaux et étrangers au café. Pendant ce temps les jeunes pour qui il semble être à la fois un patron et un mentor font tourner la baraque, service, cuisine, ménage, tout en fumant des pétards.
Au cœur de cette
enclave qu’est le Rif, ce café du bout du monde en constitue lui-même une en
tant qu’il bouscule les contraintes et les codes de la société civile marocaine,
une sorte de piraterie ou d’utopie offrant un espace de liberté et d’expression
à qui le souhaite. Quel contraste entre cet Abdul, ce joyeux luron aussi franc
avec lui-même que généreux, et celui de l’hôtel fantôme, entre ce mode de vie
fièrement assumé par l’un et la paranoïa de l’autre ! Au moment où nous souhaitons
régler ce qu’on doit pour la douche, le repas et le parking, on ne sait plus
bien si Abdul est le gérant du lieu ou s’il est venu avec les espagnols pour
grimper et faire la fête, ou faire la fête et grimper. Entre sa volonté de nous
faire un prix et l’alcool avalé il s’emmêle dans ses calculs et sans notre
honnêteté il perdait – avec le sourire – la moitié de ce qu’on lui devait. Le
lendemain matin, allongé sur un des divans de la salle à manger où il a
vraisemblablement passé la nuit, Abdul soulève sa capuche le temps de nous
lancer un « good morning » enjoué puis replonge dans les bras de
Morphée.
Le calcaire dans tous ses états
Après cette soirée chaleureuse nous quittons l’endroit et
son architecte presque tristes, sincèrement touchés par la générosité et la
bonne humeur irrémissible de ce génie des lieux comme le chevrier était celui
de Todgha.
Direction Kefi Shop, un ventre jaunâtre immanquable de l’autre côté de la rivière, encore plus spectaculaire de près avec son pied de voie aérien et son profil épuré, parsemé de loin en loin par des protubérances dont les formes défient la gravité. A la vue des voies qui y ont été équipées les fantômes de notre passé de falaisistes néophytes ressurgissent. Nous nous tordons le cou pour suivre les lignes de plaquettes et les regardons se perdre dans cet océan minéral avec un mélange d’effroi et de curiosité, des sentiments accentués par l’absence de marques de magnésie qui augure une pratique autrement moins édulcorée qu’à Taghia et Todgha.
l'impressionnant secteur Kefi Shop |
le même secteur vu de loin (à droite) |
Tout au bout de la vire un 6C+ trace une ligne droite de 50m tandis qu’à l’autre extrémité un 8A démarrant dans un surplomb fourni de concrétions se prolonge par une dalle aussi interminable. Ailleurs une autre ligne du même niveau qui tutoie les quarante mètres met à profit de petites excroissances protéiformes éparpillées dans le bas de la face pour rejoindre un mur coupé au couteau puis une coulée orange, un chef d’œuvre qui d’emblée attise ma convoitise. Des voies « voyage » qui en dépit de notre expérience grandissante nous intimident toujours autant. Aussi nous repoussons provisoirement la confrontation avec ce monstre minéral en nous échauffant sur la droite du secteur, une zone moins lisse où le calcaire présente des formes et des couleurs défiant l’imagination, fruits des précipitations régulières qui arrosent la région et de leur lent écoulement. Alors qu’à l’oued Al-Abid les couleurs nous avaient donné l’impression vertigineuse de ruisseler le long des parois c’est la roche elle-même qui semble être ici en mouvement, s’écouler au ralenti, dégouliner à la manière d’une cire ou d’un liquide sirupeux. Un phénomène qui, pour autant qu’il respecte les lois de la physique, semble transcender le règne de la matière inanimée en donnant naissance à des formations plus originales les unes que les autres qui ne sont pas sans faire penser à des organismes vivants : ici des champignons mutants et des mousses, là des lichens et des efflorescences monstrueuses, là-bas des algues, des coraux et des lianes, tout un bestiaire qu’on dirait emprunté à un livre de cryptozoologie chiné dans un vide-grenier, témoignant de la créativité sans borne de la nature.
concrétion |
Evoluer parmi ces excroissances farfelues s’avère
particulièrement ludique et s’apparente tout autant à une forme d’exploration
et d’étude naturaliste qu’à une activité sportive, une incursion dans un
univers onirique à la frontière du minéral et du végétal. Ayant un tant soit
peu apprivoisé les lieux je me tourne à nouveau vers la partie la plus aérienne
de la falaise et cet itinéraire audacieux remarqué en arrivant. La voie étant
vraisemblablement peu parcourue, la première montée relève tout autant du
défrichage que de la lecture. Poussière, prises qui s’effritent ou cassent,
picots qui craquent sous les doigts et les pieds rendent l’exercice aussi
laborieux qu’effrayant. Pendant ce temps les nuages qui s’amoncellent depuis la
fin de matinée derrière les crêtes en vis-à-vis débordent doucement dans la
vallée, signe que la chance de réaliser l’enchaînement ne me sera pas donnée
deux fois. Confirmant cette intuition, le vent se lève peu après que je me sois
encordé, une source de stress que les paroles de Julie et sa démonstration de
la veille m’aident à dépasser. Après un départ hésitant j’amorce le premier crux
dans un état de concentration qui ne me quittera plus, valorisant chaque
décontraction, tenant les prises aussi économiquement que possible, avec juste
ce qu’il faut de force, ni plus ni moins que je le ferais avec un ustensile du
quotidien, stylo ou fourchette, répétant chaque méthode déchiffrée
préalablement avec ce mélange d’exactitude et de flexibilité que la pratique du
« à vue » nous a aidé à développer, ainsi jusqu’à la dernière
dégaine, puis les 5, 4, 3 derniers mouvements… d’où je décroche… surpris par
une prise qui vole en éclats sous la pression… Dans le laps de temps où
j’essaie tant bien que mal de contrôler le ballant induit par cet incident j’ai
tout loisir de maudire dix fois la terre entière. Lorsque moins d’une minute
plus tard j’atteins le relais le vent se déchaîne, la pluie sur ses talons
m’interdisant de conjurer ce sort lors d’un autre essai.
Monochrome
Contraints par les caprices du ciel d’ajourner nos projets de découvrir les autres secteurs de la vallée nous prenons la route de Chefchaouen, chef-lieu de la province dont les charmes nous ont été vantés par plusieurs amis avant notre départ. L’arrivée sur la ville ressemble à celles des agglomérations de même importance que nous avons eu l’occasion de traverser, par une large avenue entretenue avec un soin qui contraste franchement avec celui accordé au reste des infrastructures, une double voie impeccable bordée de lampadaires de plus ou moins mauvais goût, peints ici en bleu, couleur pour laquelle la ville est connue et célébrée d’un côté et l’autre de la Méditerranée. Une particularité chromatique d’abord éparse et discrète, ici un mur, là des volets, là-bas une façade entière, puis qui s’intensifie à mesure qu’on se rapproche de la médina et de son cœur.
plongée progressive dans le bleu de Chefchaouen |
Déclinée sous toutes ses nuances possibles, colonisant tous les supports du sol aux toitures, la couleur semble littéralement s’affranchir des limites de surface qui lui sont imparties pour inonder l’espace en trois dimensions, donnant à l’air et à la lumière ambiante une sorte d’épaisseur et de vibration qu’ils n’ont pas ailleurs. Au détour d’un angle une impasse minuscule peinte intégralement dans le même ton de bleu procure une sensation d’immersion dans un liquide, un vertige océanique, à la limite de la noyade. Au bout de quelques temps ces sensations d’abord visuelles s’emparent du corps entier, le traversent et en modifient l’équilibre, comme s’il était sous le coup d’un roulis déréglant tous les sens.
raz-de-marée |
Dérivant au grès des ruelles depuis bientôt une heure nous chancelons, ivres de couleur comme on l’est d’un alcool. M’évoquant les travaux et expérimentations sur la couleur qui ont marqué l’histoire de l’art du XXème siècle, l’effet produit par ces murs peints par tout un chacun sans aucune considération artistique dépassent de loin ceux recherchés par les peintres ou les plasticiens en question. Qu’il s’agisse d’Yves Klein et de son propre bleu, de la période bleue de Picasso ou de celle de Matisse, des toiles monumentales de Rothko aux couleurs diffuses ou des intenses à-plats de Miro, des monochromes de Malévitch, aucune de ces tentatives n’égalent cette matérialité chromatique et cette présence renversante qui habitent le cœur de Chefchaouen, cet effet psychogéographique dont l’influence sur le comportement humain, individuel comme collectif, est ici particulièrement palpable.
échantillons de teintes et surfaces |
Aussi l’atmosphère qui règne entre ces murs est-elle détendue et paisible, aux antipodes de la fureur et du désordre qui prévalent dans les médinas que nous avons visitées précédemment. Bien que la ville n’échappe pas aux dérives du tourisme de masse sa présence est moins oppressive et pour la première fois nous aspirons à goûter plus longuement à la vie citadine marocaine, à flâner sur ses places arborées d’agrumes, à s’assoir en terrasse un café à la main ou sur un banc avec sur les genoux un carton de pâtisseries locales, à peindre ou écrire ce bleu. Mais le glas de notre de séjour marocain sonnant bientôt nous remettons ces projets à un autre séjour, préférant retrouver Talambote pour y vivre quelques dernières envolées minérales.
après les chiens de la vallée de Talambote, les chats de Chefchaouen |
Entre les gouttes
De retour dans la vallée les nuages d’évaporation hachent le ciel en rideaux successifs. De place en place les couleurs de l’arc-en-ciel s’arcboutent contre le ciel plein à craquer tandis que les résurgences qui affectent les parois les plus hautes entérinent définitivement nos espoirs d’observer le Rif depuis leur sommet. Il a beaucoup plu durant notre absence et il pleut sans discontinuer ou presque les trois jours suivants. Pluie droite. Pluie oblique. Pluie horizontale. La nuit s’éternise.
rideaux de pluie |
Nous ne forcerons la
nature à rien. Après nous avoir comblé d’aise pendant près de 3 mois elle nous
réapprend la patience. Quelques jours sans pouvoir grimper, ce qui était
monnaie courante dans les Vosges, nous paraît une épreuve. Plus encore qu’avec
la pratique du bloc le corps du falaisiste produit des substances hautement
addictives. Contraints par les dimensions du camion il s’atrophie derechef et
l’esprit tourne à vide. Julie se lave les cheveux entre deux averses, un geste
dont j’admire et le courage et la beauté sauvage dans ce cadre bousculé par les
éléments. Elle aussi est accroc ; deux junkies de la défonce verticale en
phase de sevrage. Un dernier shoot nous sera néanmoins accordé à chacun sur
deux secteurs en partie épargnés par le déluge.
Dès notre arrivée dans la vallée Julie avait été séduite par un bouclier triangulaire planté à flanc de coteau dont la couleur grise laissait à penser qu’il recelait ces gouttes d’eau qu’elle affectionne tant. Sur place la face est plus qu’à la hauteur de nos espérances tant en terme esthétique que sportif. Rabotée par le vent elle s’élève sur une trentaine de mètres pareil à un miroir dépoli maquillé de haut en bas de trois traînées couleur de feu, un graphisme somptueux qui rappelle encore une fois Yves Klein et ses expérimentations au lance-flamme. Sans doute l’un des plus beaux morceaux de caillou de tout le voyage.
secteur Triangel à gauche en surplomb de la route |
Les nuées qui passent à toute allure à notre vertical accentuent le vertige naturel de la paroi protégée par miracle du crachin qui a désormais envahit le paysage. Comme sur les autres secteurs les corbeaux qui nichent dans les parages tournoient et croassent régulièrement au-dessus de nos têtes. Deux 6B+/C cheminent parmi les échancrures et les lézardes concentrées dans ces parties orangées. Deux bijoux dont l’équipement pour une fois ne contraint pas Julie à quelque acrobatie énergivore pour mousquetonner. Aussi prend-elle coup sur un coup, à vue, un aller simple pour leur relais respectif, grimpant désormais comme une falaisiste aguerrie, ses mouvements plus lâches, sa cadence plus souple, son souffle plus lisible.
textures et couleurs du calcaire |
Avec
la résistance acquise ces derniers mois, grimper relève tout autant de l’activité
intellectuelle que physique, de tactique que de sport. Une pratique où il est souvent
plus question d’économie que de débauche énergétique, où le contrôle moteur
laisse le pas à une forme de détente et de lâcher prise qui se rapproche
singulièrement d’un état méditatif, où paradoxalement il ne s’agit pas de
forcer mais de laisser faire.
Après avoir joué de malchance dans mon précédent projet j’ai à mon tour l’opportunité de concrétiser les efforts octroyés jour après jour pour sortir de notre zone de confort et les progrès idoines. Situé en bordure de l’oued qui cascade dans le fond de la vallée, le bloc erratique d’une vingtaine de mètres où nous nous rendons n’a pas la majesté des autres secteurs mais son profil déversant offre un abri bienvenu en cas de revirement météo.
secteur épargné par les pluies |
pont romain en ruine au pied du secteur |
Le
caillou lui-même varie du moyen au bon. Mon appétence pour les concrétions
m’entraîne dans un 8A+ dont je constate rapidement qu’il n’a vraisemblablement
pas été répété depuis son ouverture. Au bout de quelques mètres et d’autant de
prises qui s’effritent, l’ampleur du chantier qu’exigerait toute tentative
d’enchaînement m’incite à rebrousser chemin. De guerre lasse je m’en remets
alors à Julie dont l’œil avisé a remarqué la ligne voisine, un projet sur le
topo de La Rueda, raison pour laquelle je n’avais pas pris la peine d’y jeter un
œil. Les marques de magnésie caractéristiques d’un travail en cours ou à tout
le moins récent finissent d’emporter mon adhésion. Soucieux de m’économiser
j’interprète alors l’itinéraire point par point, brosse au besoin, répète et
mémorise ses 25 mouvements sans aucune décontraction dont 4 avoisinent le 7B
bloc. Une escalade variée, aussi exigeante techniquement qu’en terme d’endurance.
Suite à un premier essai où je tergiverse quelques secondes de trop sur un pas
retors, je remets le couvert une vingtaine de minutes plus tard, franchis non
sans peine le mouvement en question avant de graduellement perdre conscience,
emporté par ce second souffle inconnu des bloqueurs. La dizaine de mouvements
qui suit, calquée à son plus près, en a la légèreté et la gratuité, un
mouvement sans autre enjeu que lui-même. Alors que j’aborde le dernier crux les
avant-bras occis, mes extrémités rassemblent un flux démesuré d’informations et
s’adaptent en instantané aux aspérités les plus fines du rocher, comme si toute
ma conscience disparue du cerveau s’y était concentrée. J’atteins le bac qui
clôt la séquence difficile sur un battement de cœur. Tout est déjà fini. Une
fois en bas je remercie vivement Julie qui lit désormais en moi mieux que je ne
me connais moi-même. Durant quelques heures mon corps va se nourrir du souvenir
de cette chorégraphie puis ne demeurera que quelques gribouillis jetés sur un
bout de papier, comme une partition maladroite croquée en urgence après un
concert de free jazz, pâle tentative de figer l’instant.
le projet en question au milieu de la falaise |
Terminus
Avant de quitter définitivement le Maroc nous nous accordons un détour sur la côte, une plage du Rif aussi fantomatique à cette saison qu’elle doit être agitée en période estivale. Marchant le long de la laisse nous y ramassons des éclats de carrelage polis par la houle que nous rassemblons par couleurs évoquant les différentes haltes de notre périple. Toute la diversité du Maroc en quelques couleurs et textures : Rabat d’abord, toute de blanc vêtue, ses ruelles trépidantes et ses innombrables moucharabiehs ; le grès d’Oukaïmeden ensuite, tantôt rouge tantôt noir, ses profils découpés au cordeau sur la frange du plateau ; à l’oued Al-Abid reviennent les oranges et les jaunes, des touches de gris, le calcaire sous toutes ses formes ; tandis que la même palette s’étoffe du violet des toitures et du vert des cultures du côté de Taghia, l’aridité de Todgha a des accents monochromes, du calcaire aux architectures de boue ; avec le Rif les sols reverdissent, dominés par des kilomètres orangés ; à quelques pas de là enfin Chefchaouen et son bleu omniprésent nous transporte en pleine mer, sur la route du retour vers l’Europe.plage de Oued Laou |
couleurs du port |
Machinalement nous nous retournons un instant sur ces quatre derniers mois, des premiers pas balbutiants dans la vie en camion à un quotidien minimaliste désormais rôdé, réduit à l’essentiel, pareil à ces cristaux précipités par l’évaporation au fond de l’éprouvette des alchimistes. Sur le camion lui-même, dont ni le moteur ni l’aménagement ne nous auront joué de mauvais tours. Sur notre apprentissage progressif de la falaise et ses promesses à venir. Sur quelques visages et sourires lumineux qui rachètent toute la bêtise et l’irrévérence dont d’autres ont pu faire preuve de loin en loin. Sur des silences qui sont comme autant de paroles précieuses. Sur les paysages inouïs du Haut-Atlas enfin et sur ceux qui en sont à la fois les créateurs et les créatures, hommes et femmes en étroit accord avec leur milieu.
Nous quittons le Maroc sans beaucoup mieux parler l’arabe qu’en arrivant ni l’une des trois formes de berbère que nous avons entendues, mais nos efforts pour nous adapter à une culture qui nous était totalement inconnue et à des codes que nous ne comprenions pas toujours bien ont presque toujours été encouragés, et il nous semble, au-delà des clichés, et malgré notre statut d’irrémédiables étrangers, avoir nous aussi été façonnés en esprit et en chaire par ce désert et les modes de vie qui lui sont inhérents. Ouverts à l’autre, à la différence et à l’inconnu, ce sont non seulement à des territoires géographiques mais aussi à nos rives intérieures que nous avons été confrontés, progressant à la verticale du calcaire comme à celle de nous-mêmes pour reprendre la belle analogie du livre de Stéphanie Bodet.
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