Sardaigne suite et fin : l'herbe folle

 


    Contrée née de la conjonction des forces à la fois terrestres et maritimes la Sardaigne possède cependant deux visages bien distincts, l’un, tourné vers les montagnes, aux traits creusés et rebelles, l’autre vers le large, doué d'un regard perçant et à peine moins farouche ; l’un et l’autre revendiquant une identité, des activités et des coutumes qui leurs sont propres et dont les influences réciproques ne se croisent guère sinon dans le domaine gastronomique. Outre l’assiette donc où produits de la pêche et de l’agriculture sont mariés avec goût et inventivité, marins et paysans semblent vivre sur l’île en colocataires plutôt qu’en concubins. Tandis qu’au port on observe avec inquiétude la couleur de l’horizon et les mouvements de la houle, à quelques pas de là l’attention est toute entière focalisée par la qualité de l’herbe pour le bétail et par la croissance des légumes et de la vigne. De place en place toutefois, du fait de son poids non négligeable dans la balance économique de l’île, le tourisme bouscule cet équilibre séculaire fondé sur l’autosuffisance et les cycles naturels. Ici des fermes transformées en agriturismo ouvrent leurs portes pour une nuit ou un repas, ailleurs des plages s’animent le temps d’une soirée, là un port loue des embarcations destinées à la visite de quelque crique ou grotte maritime secrète. Servi avec diligence sans pour autant être courtisé à outrance comme ce fût souvent le cas au Maroc, salué de loin de loin par les locaux avec un mélange curieux de flegme et de chaleur humaine, le touriste ne manque alors pas de ressentir une sorte de familiarité avec cette terre pourtant étrangère où la langue de Dante n’a pas encore fait entièrement son lit. Comme on est de la mer ou de la montagne avant d’être de l’île, on est sarde avant d’être italien ; mais plus encore, dans un rapport d’échelle inverse cette fois, ne serait-on pas avant toute autre chose simple vivant sur la Terre ? Du littoral aux hauts-plateaux qui occupent le centre de l’île nous partageons plus que partout ailleurs peut-être ce sentiment d’être hôtes plus que propriétaires de la vie qui coule dans nos veines, passagers provisoires de ce vaisseau à la végétation rétive et à l’orographie généreuse, source continuelle d’émerveillements paysagers et d’instants perpendiculaires à la verticale où nous flottons encore aujourd’hui, près de trois semaines après en avoir débarqué.  

 

Errer parmi les ruines du XXème siècle

    Amenés à Cagliari pour des raisons pratiques, ses faubourgs bruyants et pollués nous font vite passer l’idée émise sur la route de profiter de cet impératif pour visiter quelques musées, et c’est avec soulagement que nous tournons le dos à cette capitale pleine de bruit et de fureur une fois nos achats de chaussons réalisés. Ce passage anticipé dans le sud-ouest est néanmoins l’occasion de mettre à l’épreuve des faits les pages de notre topo vantant les mérites des différentes falaises qui émaillent ses côtes et de nous immerger quelques jours dans ses paysages singuliers marqués des innombrables cicatrices que son passé industriel, unique épisode de ce genre sur l’île, lui a léguées.

aube sur le crépuscule de l'industrie minière

    Pourvue d’un sous-sol particulièrement généreux en ressources minières de toutes sortes, zinc, charbon, plomb, cuivre, argent… cette province balayée par les vents a de tous temps ou presque suscité la convoitise des hommes. De l’âge du bronze à la fin du XXème siècle, période à laquelle la plupart des mines avaient cessé leur activité, en passant par la Renaissance et la révolution industrielle durant laquelle la région fournissait 10 pour 100 du charbon national, ce territoire a connu un développement socio-économique sans pareil, puis un déclin tout aussi brutal, les villages parfois entiers fondés à l’occasion au milieu de nulle part tombant désormais en ruines, les installations désaffectées disparaissant peu à peu sous la végétation luxuriante quand elles ne sont pas sauvegardées par les institutions locales au nom du devoir de mémoire ou de l’attrait touristique qu’elles représentent. Ces vestiges d’un âge d’or révolu qui parsèment cette côte sauvage lui confèrent en effet un caractère unique très apprécié des amateurs de décors post-industriels, explorateurs urbains et autres archéologues des temps modernes.

les falaises du Castello Dell Iride et le Pan Di Zucchero

    Dans les environs de Masua, petit village surplombant la Méditerranée où nous faisons une première halte, l’une de ces exploitations dont la visite est particulièrement prisée illustre à merveille la témérité et l’inventivité sans bornes dont sont capables les hommes s’agissant de nourrir l’insatiable appétit de leurs usines et, in fine, de s’enrichir. Séparés par un bras de mer de quelques centaines de mètres de large les parois blanchâtres du Castello Dell Iride et le gigantesque récif qui lui fait face, baptisé le Pan Di Zucchero, ont vu leur exploitation croître en flèche au début du XXème siècle avec la construction à même la falaise d’un port (Porto Flavia) depuis lequel pouvaient être chargés à destination du continent, sans transit parasite, le zinc et le plomb qu’on y extrayait déjà depuis une cinquantaine d’années. Une prouesse architecturale et technique qui portera ses fruits jusque dans les années 60, date à laquelle le développement du réseau routier poussera les investisseurs à se tourner progressivement vers des ports plus importants, pouvant accueillir de plus gros navires, la mine cessant définitivement ses activités en 1997.

au centre, en surplomb de la mer, Porto Flavia

    Outre les curieux et les amateurs d’histoire, le site attire également les adeptes de la verticalité, les falaises surplombant la mer et le Pan Di Zucchero lui-même ayant été équipées au cours des trente dernières années. Bien que ce dernier, avec ses 130m de calcaire émergeant des eaux turquoises, réveille immanquablement notre intérêt pour la grande voie, le billet dont il faut se fendre pour y accéder en bateau est rédhibitoire pour notre modeste bourse. Demeurent les falaises du Castello dell Iride, ses murailles taillées dans un calcaire d'une blancheur inhabituelle qui se teinte de l'orange au rose au grès du jour, falaises aussi grandioses de loin que décevantes de près. Entre le rocher tantôt fatigué tantôt atrocement coupant, la vogue dont jouit visiblement le secteur auprès des grimpeurs étrangers, ainsi qu’une profusion d’itinéraires telle qu’ils prêtent souvent à confusion, nous regrettons la solitude, la nature intacte et le rocher au tact impeccable de la Serra Oseli, notre précédent point de chute. Nantie d’une intuition désormais à toute épreuve, Julie ne s’en sort pourtant pas trop mal en portant son choix sur des voies finalement intéressantes dont la patine n’entrave pas la gestuelle ni ne gâte l’inspiration originelle des ouvreurs. De mon côté une unique voie habite mon esprit depuis que nous avons coupé le contact du camion le soir de notre arrivée. Une ligne mythique dont la découverte remonte à plusieurs mois lorsqu’en Espagne nous avons pour la première fois feuilleté le topo sarde tout juste reçu par la poste. En 3ème page trône une photo en plongée de Maurizio Oviglia au sommet d’une immense dalle coupée au couteau, une prise de vue vertigineuse à la fois par la pureté du profil et par la mer en contre-bas, montrant un rocher immaculé semé de prises à la limite du visible, une image archétypale de la haute difficulté dans ce style aussi apprécié il y a une trentaine d’années que négligé voire dénigré aujourd’hui.

    Sur place, la vue en contre-plongée sur Tramonto rosso n’est pas moins impressionnante. Rien ne permet de déchiffrer les mouvements au-delà de quelques mètres sur ce miroir sans tain. Ce pourrait être du 7a comme du 8c. La lame blanc cassé, d’un degré d’inclinaison à peine inférieur à la verticale, s’élève d’un bloc sur une trentaine de mètres lisses et compacts comme du béton banché, pareille à la porte d’un coffre-fort inviolable. Equipée en 1988, sa première effraction n’a lieu que 15 ans plus tard après maintes tentatives des grimpeurs les plus aguerris de l’île. Depuis, en une vingtaine d’années, la voie n’a à notre connaissance été répétée qu’une unique fois par un allemand mesurant 1m93… Le premier ascensionniste étant lui-même doté d’une taille au-dessus de la moyenne, il ne fait pas de doute que mon nom n’est pas écrit au pied de ce 8a mythique comme on le dit dans notre jargon. Mais le cœur a ses raisons…  aussi, faisant fi de cet avertissement pourtant évident, je m’emploie dès lors à déchiffrer note après note cette sublime partition écrite dans une langue étrangère, une tâche que je n’achève qu’au prix d’une implacable douleur plantaire et de plusieurs couches de peau en moins. Jusqu’à présent aucune voie de cette difficulté ne m’avait opposé autant d’obstacles et je doute de plus en plus sérieusement sur le chemin du retour au camion de mes capacités à franchir la dernière, une séquence complexe et aléatoire sur des pieds précaires située à la toute fin de la dalle, dans la foulée des 25m d’escalade aussi technique qu’en force à doigts qui constituent son entrée en matière.

Julie au sommet d'un 6c voisin de Tramonto Rosso (à gauche ici)

    Deux jours plus tard, le temps nécessaire à ce que la peau se régénère un tant soit peu, nous sommes de retour sur le secteur. En contre-bas la mer démontée va et vient avec fracas contre la berge abrupte, sa régularité faisant songer à la rythmique forcenée d’une chaîne de production. Le vent qui couve depuis la veille, le même qui a dirigé la croissance oblique des arbustes de toute la côte, et qui, cycliquement, se déchaine par salve de deux ou trois jours depuis notre arrivée, le vent effiloche les nuages en longs rubans cotonneux bizarrement immobiles dans le ciel. On parle anglais, allemand, slovaque, mais très peu italien parmi les cordées en présence, encore plus nombreuses qu’il y a deux jours. Une atmosphère qui sans mon projet déraisonnable de retourner dans Tramonto rosso nous aurions sans aucun doute évitée, d’autant plus que Julie, qui fonctionne beaucoup au coup de cœur, n’a assurément pas le même désir que moi d’être là. A la pression que fait peser la réputation de la voie et mes doutes s’ajoute donc celle de ne pas vouloir y établir un siège, et c’est l’esprit préoccupé par ces considérations que je grimpe les premiers mètres de la voie, comme à contretemps de mon propre corps, et chute fatalement à la première difficulté. Tout aussi fatalement la journée se poursuit sur la même lancée. Obnubilé par la quête de la performance, assujetti à mon objectif, habité d’attentes qui se dissolvent un peu plus à chaque essai, ce calvaire m’entraîne dans les filets de l’égotisme qui empoisonne encore régulièrement mon âme et notre couple. En m’identifiant ainsi à un niveau, à un statut qu’il me faudrait défendre contre quelque invisible adversaire, je ne fais que court-circuiter une dynamique pourtant bien rodée dont les qualités ne s’expriment jamais mieux qu’à notre insu.

la mer déchaînée

    En escalade comme dans d’autres domaines (art, artisanat, quotidien) le geste juste, aussi efficace qu’économe, est paradoxalement extérieur à la conscience. Si bien sûr sans une part de volonté consciente et d’intention, sans un entraînement préalable, c’est l’immobilisme assuré, il s’agit en effet, une fois le geste amorcé, de laisser l’action se faire plus que de la contrôler, de suivre son ressort plus que de la diriger, d’en quelque sorte s’absenter de soi afin que de ce vide jaillissent et s’écoulent le plus naturellement possible les flux énergétiques dont nous sommes faits. Conscientisé, le mouvement le plus basique perd immédiatement son naturel, sa grâce et sa fluidité. On se meut alors de manière maladroite et saccadée, comme un bébé qui apprend à marcher ou un enfant à faire du vélo, ou encore comme le ferait un robot programmé pour imiter un geste humain. Cette conscience réflexive s’oppose point par point à ce regard détaché sur l’action en train de se faire, cette inconscience consciente que tout un chacun expérimente à l’occasion d’une activité parfaitement incarnée du type marche, écriture, conduite… Je monte néanmoins assez haut dans la voie mais tombe deux fois de suite le nez devant la dernière prise clé, à un mouvement de ce but qui a envahi tout le ciel de mon esprit, me rendant aveugle au reste, à ma passion elle-même, au dévouement de Julie à l’autre bout de la corde, à la beauté de la face et des lieux où elle est nichée, aux plaies au bout de mes doigts qui me réveilleront quelques heures plus tard en pleine nuit. 

    De même que voyant le verre plein on cesse naturellement de le remplir, de même faudrait-il faire s’agissant de l’esprit qui menace de déborder. Débroussailler les pensées parasites. Vider le verre, geste aussi simple que fécond dont l’effet principal, à l’instar de l’expiration qui par rétroaction génère l’inspiration, est de raviver la flamme du vivre. Alors seulement le regard se déplace, les yeux se décillent et le ciel s’ouvre à nouveau. En passant de moyen à fin l’escalade fane et sa poésie se flétrit. Le geste gratuit et spontané s’évanouit au profit du calcul et de l’analyse, de l’utile et de la prétention. L’esprit alors, sous le poids des milliers de paramètres en vigueur dans l’acte le plus simple, ne peut que chanceler. Marcher sur le sable, nager dans le bleu des vagues de la crique la plus proche réconcilie corps et esprit, délasse. Sur la plage gisent les cadavres éblouissants d’harmonie géométrique et chromatique de millions de créatures marines arrachées de leur habitat par la férocité de la houle des derniers jours. Les paillottes fermées à cette saison et les ruines d’un autre temps prodiguent un charme désuet à la crique où entre deux journées de grimpe, nous apprenons tant bien que mal à ne rien faire.

fin de séjour au Castello

forme et croissance

détente de l'esprit

    Vers l’intérieur des terres, à mi-chemin du vallon qui débouche sur la calanque en question, la piste emportée par les eaux de quelque crue stoppe nette notre avancée. Quelques kilomètres en amont l’oued s’étrécit encore, des parois plus spectaculaires les unes que les autres flanquant les deux bords de la vallée. Hormis les silhouettes de poteaux électriques désaffectés qui se découpent de loin en loin et les canalisations qui émergent ci et là du sol comme quelques créatures souterraines inconnues la vallée est plongée dans une solitude édénique. L’état dans lequel nous trouvons la falaise, baptisée Banana Republic en mémoire des heures les plus sombres de l’histoire du pays, indique une déshérence se comptant sans doute en années, la dalle d’échauffement exempte de végétation sur les photos du topo étouffant littéralement sous les herbes et les arbustes. Mais c’est pour l’autre face de cet affleurement singulier pareil à l’échine dorsale d’un gigantesque saurien que nous sommes là. Cette lame déversante dont les contours et les coulées multicolores évoquent les crêtes que portaient les punks de la première heure dans les rues de Londres est un morceau de bravoure. Parcourue en son centre de lignes ardues et de trois projets pour le moins futuristes, son arête droite propose cependant des itinéraires plus abordables dont un 6c inaccoutumé qui a donné son nom au secteur. Avec ses prises en majorité obliques et son exposition aérienne, la voie en question est nettement plus intéressante et exigeante qu’elle n’y paraît au premier coup d’œil et Julie doit user de toute la panoplie des aptitudes acquises ces derniers mois pour en atteindre le sommet sans s’asphyxier : self-control continu, changements de rythmes inspirés, décontractions régulières et dépassement de la peur du point de non-retour marquent cette réalisation aussi gratifiante du point de vue personnel qu’avare du point de vue numérique.

la lame aiguisée de Banana Republic

Julie aux deux tiers du 6c du même nom

    Comme sur l’autre face la nature a en partie repris ses droits. Fougères, plantes grasses, lierres et arbustes obstruent nombre des anfractuosités tandis que le calcaire lui-même, sous l’action de l’eau et du temps, semble être entré en efflorescence, poussière et picots craquant de manière inquiétante sous les doigts et les pieds. A quelques pas du 7c où je m’apprête à partir, dans un trou clé d’un 8b au profil minimaliste, des abeilles semblent quant à elles avoir posé leurs valises depuis plusieurs saisons. Une bête erreur de lecture juste sous le relais me coûte le « à vue » de cette voie soutenue parmi les plus originales que j’ai eu le plaisir de grimper depuis notre départ. 

Julie au pied de la face coupée au couteau

abstraction

    L’état de l’équipement est à l’image du reste et bien que la falaise mérite indéniablement sa restauration, nous comprenons les hésitations quant à l’utilité de cette peine eu égard d’une part à la marche d’approche de 45 minutes qui sans être rédhibitoire freine visiblement plus d’un grimpeur, d’autre part au tempérament assurément grégaire de la communauté pour laquelle le nombre de voies et les possibilités de rencontres à leur pied semblent bel et bien primer sur leur qualité intrinsèque et la virginité du milieu ambiant. Un peu en amont du secteur, dans un renfoncement de la vallée, le squelette d’une tourelle d’extraction dresse sa silhouette rouillée contre l’azur, la terre éventrée en arrière-plan révélant des entrailles orangées. A la base de cette installation le béton craque, ses fissures prises d’assaut par les fougères, les herbes folles et les mousses, première ligne de l’inexorable avancée du sauvage sur l’artifice.

vestiges

résilience

engrenage

abstraction II

    Avant de quitter définitivement la zone nous empruntons les 300 marches en ligne droite qui mène à la Marmora, autre complexe minier fantomatique situé en surplomb de la Méditerranée. Le panorama grandiose sur les falaises du Castello Dell Iride et le Pan Di Zucchero dont la clarté contraste franchement avec le bleu outre-mer d’où ils émergent ferait presque oublier les conditions de travail assurément pénibles auxquelles étaient soumis les ouvriers de l’exploitation. 

l'escalier d'accès à la Marmola

au sud de l'exploitation

au nord

    La présence d’autres visiteurs sur les lieux m’interroge quant aux raisons de la fascination que produit sur l’homme contemporain ce genre de décor post-industriel. Serait-ce la nostalgie d’une époque pour laquelle le développement économique et le progrès technique étaient synonymes d’accroissement du bien-être et d’avancées sociales ? Une sorte de retour aux sources du mythe sur lequel a été fondé le XXème siècle, comme si ce n’était pas le mythe lui-même qui était à remettre en cause mais que quelque chose d’autre aurait déraillé en chemin ? Ou, à l’opposé, serait-ce là la conscience farouche que ce monde est désormais clos, ses illusions en passe d’être englouties par la végétation et le soulèvement de la terre ? La marque d’un désenchantement assumé jusqu’à sa conclusion, à savoir celle de la tabula rasa, page blanche sur laquelle écrire les bases d’un tout autre modèle ? Un grand « Ouf ! » ? Une sorte de soulagement teinté de romantisme qui verrait dans ces friches industrielles et dans ce chaos les prémisses d’un monde nouveau ; une conception dont l’archétype pourrait être cette scène finale du cultissime Fight Club de David Lynch, Edward Norton et sa compagne, main dans la main, contemplant à travers une baie vitrée s’effondrer un à un les gratte-ciels de la ville à leurs pieds, symboles par excellence du viol de la Terre Mère ? Une image en définitive assez ambiguë, voire un peu naïve, grosse d’autant de promesses que d’incertitudes… Car si la nature sarde ne se porte que mieux depuis cette période d’extractivisme aveugle, la société civile essuie encore aujourd'hui les pots cassés de son effondrement soudain, et les hommes, laissés à eux-mêmes, ont fui en masse ou sombré dans le désœuvrement conséquent ; un vide que le tourisme, cet autre malaise dans la civilisation, n’a que pour une faible partie absorbé comme nous le constatons chaque jour, surpris de croiser si peu de monde et de voir fermés autant de commerces et services.


plan de l'exploitation

    En mal de bloc nous réalisons une ultime tentative sur notre trajet en nous arrêtant sur la côte sud où plusieurs secteurs sont référencés. Malgré la beauté indéniable de ce bout de côte qui nous rappelle les paysages fantastiques de Gallure, nous sommes encore une fois déçus par l’écart entre ce que notre topo suggère et la réalité des faits, par ces passages qui ne manquent sans doute pas de combler les locaux mais ne méritent décidément pas le déplacement. Profitant de la présence de la mer nous sortons pour la première fois nos cannes pour une partie de pêche qui tourne vite à la partie de rigolade lorsque, pris dans l’élan, le moulinet de ma canne suit la ligne à la mer. Moins maladroite Julie n’aura cependant pas beaucoup plus de chance et c’est un verre à la main que nous saluons une dernière fois le soleil qui flamboie sur l’horizon.

ferrer le soleil

bloc erratique sur la côte


Les jardins secrets de l’Ogliastra

    Tenus de nous procurer de nouveaux chaussons nous avions quitté l’Ogliastra précipitamment, sans avoir pu découvrir et explorer son cœur, à savoir les environs d’Ulassai et de Jerzu dont la réputation dans le milieu de l’escalade n’a cessé de croître cette dernière décennie. Aux informations minimales de notre topo généraliste ce sont ajoutées celles présentes dans un petit ouvrage dédié exclusivement à cette partie de l’Ogliastra sur lequel nous avons craqué au dernier instant au shop de Cagliari, ainsi que les rumeurs toutes plus élogieuses les unes que les autres que Marianne et Rémi, un couple d’amis projetant de nous rejoindre sur l’île pour une quinzaine de jours, ont moissonnées dans leur entourage depuis quelques semaines. Aussi il nous tardait d’apprécier autrement que par images et mots interposés ces innombrables barres et tours qui coiffent telles des tables alignées les unes à la suite des autres les plus hauts reliefs de la région. Ces tacchis comme on les appelle ici sont la signature infalsifiable de l’Ogliastra, son âme et sa fierté, un décor insoupçonnable depuis le littoral à pourtant moins d’une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau, et dont la vision soudaine contre le ciel, à l’approche de ces villages perchés à près de 1000m d’altitude, aussi époustouflante soit-elle, n’illustre que très partiellement l’ampleur, la diversité et la splendeur des ambiances dans lesquelles nous allons nous immerger sans retenue durant les semaines à venir.

tacchis

    Bien que déjà marquée par ces lignes rudes qui font le bonheur des amateurs de verticalité, l’arrivée sur Jerzu ne concurrence que de loin celle d’Ulassai, tranquille bourgade nichée comme un nid d’aigle au creux d’un col ceint de toutes parts de calcaire : falaises de plusieurs centaines de mètres de large, éperons erratiques, éboulis, tours et canyons qui ne laisseront pas de nous donner le tournis. Une présence minérale dont les frontières sont floues, le village et son milieu d’implantation constituant une sorte de couple symbiotique plutôt que deux entités distinctes, ici une ruelle prolongeant le canyon, là une paroi soutenant le pignon d’une maison, là-bas une grotte occupée au fond d’un jardin etc. 

Jerzu

Ulassai depuis l'intérieur des terres

Ulassai depuis la façade maritime

    De cette situation géographique singulière à la croisée des vents et de la course du soleil, l’influence incontestable sur le travail de Maria Lai, enfant du pays devenue artiste plasticienne à la renommée internationale, n’est pas la moindre illustration comme nous le constatons quelques jours après notre arrivée lors d’une visite du petit musée qui lui est consacré dans l’ancienne gare du village. Malgré les déplacements inhérents à sa carrière, le cœur de cette femme au visage lumineux décédée en 2013 est toujours resté fidèle à ses racines sardes, aux traditions de son pays, à son ciel nocturne limpide, bardé de constellations comme d'autant de contes. Ses matériaux sont ainsi pour beaucoup ceux à disposition dans l’environnement immédiat ou ceux qu’utilisent tel et tel artisan local : bois brut ou scié, pierre, sable, terre, toile de jute, chanvre, velours, ficelle et fils en tous genres… Ses thèmes ceux qui dictent la vie dans cette contrée encore très attachée aux croyances et aux activités paysannes et artisanales. Si chez d’autres un tel ancrage territorial enferme souvent dans des stéréotypes stériles, contraint la liberté des gestes et limite la portée des œuvres, chez elle, signe du génie, il touche par endroits à l’universel.

le thème de la crèche revisitée

la notte dei mondi scuciti (la nuit des mondes décousus)

travail de tissage sur le thème du chemin de croix

    Ainsi de Legarsi alla montana (soit : se lier à la montagne), travail de 1983 au cours duquel, avec la participation de toute la communauté, elle a relié les différentes maisons du village entre elles et à la montagne à laquelle il est adossé par un ruban bleu ciel de 27 kilomètres réalisé en découpant des bandes d’une dizaine de centimètres de large dans de l’étoffe utilisée par les couturières du coin. Relier entre eux les règnes de la nature et de la culture : un geste inclassable, avant-gardiste, et pour cette raison sans doute abscons pour les habitants eux-mêmes mais qui fera mondialement connaître et cette artiste et son village. Un geste à ranger aux côtés de performances conceptuelles participatives plus récentes comme celles du belge Francis Alys (voir When faith moves moutain) ou du mouvement de l’arte povera dont les racines sont identiquement plantées dans les formes primaires et les matériaux pauvres.

photo prise au cours de la réalisation de Legarsi alla montana

    Ou encore de cette œuvre visible depuis le centre du bourg, consistant en le détournement du panneau indicatif d’entrée du village, ici fixé à la verticale d’une des parois du canyon, à sa sortie donc, comme une exhortation à inverser les rapports extérieur/intérieur, une invitation à considérer le canyon comme le vrai Ulassai ou à l’intégrer à ses limites cadastrales, une idée aussi simple qu’évocatrice qui recoupe ce que nous disions plus haut sur la porosité des frontières entre nature et culture, environnement et homme, généralisable à l’ensemble du globe mais particulièrement remarquable ici.

le détournement du panneau d'entrée dans le village

    Dans un autre registre elle collaborera à plus de 80 ans au développement alors balbutiant de l’escalade sur les tours qui dominent le village en baptisant à l’invitation des équipeurs l’ensemble des voies de la Torre dei Venti, un secteur que nous n’aurons malheureusement pas l’occasion de découvrir du fait de son exposition au mistral qui soufflera de manière chronique lors de notre séjour. 

    Négligeant l’importance de ce paramètre nous en faisons d’ailleurs les frais immédiats sur un autre secteur dénommé Bau Arena, lui aussi soumis au mistral dont ce jour, les rafales à près de 50km/h  soulèveront à l’horizontale les dégaines posées dans un large pilier en 8b, réduisant sensiblement mes chances de réaliser la voie.

le secteur Bau Arena 

    Plus malins, ou plus humbles, Julie et Rémi élisent des voies un tant soit peu moins exposées, respectivement en 6c et 7b à vue, celui-ci, tracé sur une majestueuse arête, réalisé dans une ambiance grand large mémorable selon les propres mots de l'intéressé. Souffrant d’une part de ces conditions infernales, fatiguée de l’autre par le duel victorieux qu’elle a mené la veille dans un 7b marathonien du secteur Su Casteddu, une ligne d'une rare classe aussi éprouvante mentalement que physiquement, Marianne fait quant à elle sagement l’impasse. 

Marianne dans le bas de Nanice, 7b majeur de Su Casteddu

Marianne toujours, plus haut dans la voie

l'une des textures du calcaire de Su Casteddu

Rémi dans la même voie

    Sur cette même falaise, une paroi au calcaire dolomitique qui s’étire le long d’une interminable vire nantie d’une vue spectaculaire sur les confins de l’Ogliastra, j’échoue une fois de plus à un rien dans ma poursuite du 8a à vue mais empoche le lot de consolation lors de l’essai suivant, 40 mètres d’un calcaire gris sculpté avec un soin d’orfèvre, une escalade soutenue sans jamais être pénible figurant indubitablement au palmarès des plus belles lignes gravies durant le voyage.

la vire desservant la falaise

le secteur vu sous un autre angle


L'essor d'Ulassai 

    Explorée du point de vue de l’escalade assez tardivement relativement aux autres zones de l’île, celle de Jerzu/Ulassai a connu un développement en deux temps. Au début des années 2000 d’abord, sous l’impulsion, une fois n’est pas coutume de Maurizio Oviglia et consorts, furent posées les premières plaquettes et libérées les premières voies sur les secteurs les plus proches du village. Mais ce sont seulement ces cinq dernières années que l’endroit a véritablement commencé à acquérir le statut majeur et la réputation qu’on lui connaît aujourd’hui. Ce renouveau, qui a vu naître et de nouvelles voies sur les secteurs existants et de nouvelles falaises (le nombre total d’itinéraires passant de 300 sur notre ancien topo à plus de 1000 sur le nouveau) est dû en grande partie à une dynamique collective initiée par un groupe d’amis qui se sont épris des lieux et dont l’enthousiasme a fait depuis de nombreux émules auprès de grimpeurs de tous horizons. Reprenant aussi respectueusement que possible le flambeau tenu longtemps par les « anciens », ces derniers ont systématisé l’exploration des tacchis et élargi le champ des possibles. En quelques saisons ils ont équipé à tour de bras tous niveaux confondus, aménagé des sentiers, fixé des mains courantes pour sécuriser ces derniers ainsi que les pieds de voie souvent aériens, libéré quantité de projets qui attendaient depuis des années, un travail colossal appuyé d’une part par la communauté, de l’autre par les donations de particuliers, et qui, bien relayé par les moyens de communication actuels (manquant sans doute à l’époque où ont œuvré les pionniers), a immédiatement porté ses fruits en termes de fréquentation, Ulassai s’imposant dès lors comme une destination incontournable non seulement sur l’île mais aussi sur la scène européenne.

le secteur Scala Ussassa

une partie du même secteur sur place

des utilisatrices imprévues des mains courantes

au second plan, les secteurs Eldorado et Bau Arena

    Un succès éclair et unanime dont nous prenons toute la mesure lors d’une journée passée dans le canyon adjacent au village, secteur historique né dès l'origine des volontés conjuguées de la municipalité et des ouvreurs, rayé depuis lors de dizaines et dizaines de lignes devenues des classiques des environs. Alors que depuis notre arrivée nous n’avons croisé que quelques fourgons sur les routes environnantes et de rares cordées au pied des parois, passé midi, ce corridor d’une trentaine de mètres au plus étroit, d’une centaine au plus large, est littéralement pris d’assaut par des grimpeurs de toutes nationalités dont les dégaines pendent déjà dans de nombreuses voies comme autant de marques de propriété. Une ambiance qui, avouons-le d’emblée, aussi amicale et bon enfant soit-elle, ne nous avait nullement manquée depuis l’auberge espagnol d’El Chorro, mecque du sud espagnol, et qui malgré les qualités intrinsèques évidentes du secteur, qu’il s’agisse du rocher lui-même, plus varié qu’ailleurs, ou des lignes équipées avec science, ne nous donne d’ores et déjà guère envie d’y remettre les pieds. Le prix du succès dira-t-on, revers inéluctable de la médaille. Passons sur le niveau de décibels et la file dans certaines des voies emblématiques, phénomènes sur lesquels l’individu n’a somme toute que peu de prises, mais que dire de l’état du rocher maquillé de bas en haut d’empreintes de magnésie et de tickets grossiers, ces marques destinées à faciliter la visualisation de reliefs subtils ou de prises cachées lors d’une tentative d’enchaînement, qu’un simple passage de brosse, une dizaine de minutes à tout rompre, suffirait à faire disparaître, à tout le moins à atténuer.

    Balisée de la sorte, l’escalade en falaise s’apparente de plus en plus aux standards des salles, à leur gymnastique aseptisée, exercice mécanique et monotone qui s’éloigne immanquablement de l’activité hautement complexe, faisant appel à des aptitudes aussi bien motrices que cognitives et à un certain degré d’engagement, qui la caractérisait jusqu’alors. Heureusement l’espèce s’avère grégaire et seul le canyon, voire seules les voies les plus populaires du canyon, pour des motifs relevant plus certainement de ses commodités d’accès et du faste dont il jouit exagérément que de sa seule beauté, est véritablement touché par ce phénomène pareille à une maladie de la peau. Ailleurs la magnésie brille par sa rareté, voire son absence au-delà de 20 minutes de marche d’approche ; alors que les lieux en question sont pourtant autrement plus attrayants avec leur panorama ouvert sur les tacchis voisins, leur faune discrète, leur flore épargnée par le papier toilette, leur rocher intact. 

des tacchis à perte de vue

panorama depuis Su Casteddu

arborescence

    Au Palazzo d’inverno, une falaise pourtant plus âgée, le calcaire possède encore ce toucher des débuts qui n’est pas sans faire penser par endroits au meilleur des grès. Après une journée déjà prolifique dans laquelle je me suis jeté à corps perdu comme pour conjurer l’exaspération de la veille, je profite des dégaines laissées par Marianne et Rémi dans Manifesto, 8a historique de l’île, pour tenter un coup de poker final. Une mise osée qui cette fois tombe du bon côté. Trop occis pour à la fois clipper la dernière dégaine et réaliser l’ultime séquence de mouvements j’en fais l’impasse dans un éclair de lucidité et m’octroie contre toute attente mon premier 8a à vue. 

au centre le Palazzo d'inverno

Marianne à l'essai dans Manifesto

un peu plus haut dans la même voie

    En dépit de l’avancée que marque sur le papier cette réalisation je ne ressens pas la satisfaction escomptée, trop conscient peut-être de la part de hasard dont elle relève indéniablement et de l’inanité de cette discrimination entre 7c+ et 8a que le système des cotations applique à une nature par définition indéterminable. Un système qui, aussi précis se peut-il, n’est en définitive pas très différent d’une dichotomie facile/difficile et contient nécessairement une part d’arbitraire. Le flou entre 7c+ et 8a n’est-il pas la déclinaison faussement savante (car chiffrée) de celui entre ces deux opposés qui ne sont eux-mêmes qu’une construction du langage, non pas un point de vue objectif sur le réel mais une indication subjective à son sujet ?

 

 

Intermède

Gairo Vecchio en vis-à-vis de Jerzu

        Comme dans le sud-ouest, comme un peu partout sur l’île, la nature prospère sur les vestiges des différentes civilisations qui s’y sont succédées. De la période nuraghique à nos jours les pierres s’émondent, bois, chaux, ciment se désagrègent, le vertical s’affaisse, les métaux s'oxydent, la matière transformée retourne à l’indifférencié d’où elle a été extraite. Des maisons mais aussi des villages entiers, déplacés pour des raisons sécuritaires, exposent leurs silhouettes décapitées parmi les collines. Sur le versant opposé à celui où se trouvent Ulassai et Jerzu, à quelques pas des façades colorées de la petite commune de Gairo, son ancêtre, Gario Vecchio, déserté suite à un glissement de terrain, convie ses visiteurs à un voyage inédit dans le temps, un instantané de la vie d’un village sarde du milieu du XXème siècle. 



    Si quelques nostalgiques y maintiennent un semblant d’activité et en perpétuent le souvenir en y cultivant ci et là quelques arpents, en y faisant pâturer un troupeau de moutons ou en y entreprenant quelques travaux de rénovation, le village semble avoir été laissé pour mort du jour au lendemain. 

    Nous flânons une partie de l’après-midi au fil de ses ruelles ombragées par les frondaisons démesurées de figuiers libérés de la cisaille de l'homme, sur ses places soigneusement pavées envahies d’herbes folles ; poussons une porte entrouverte ou jetons un œil à travers une ouverture, par-dessus un mur éboulé, découvrant partour ce bleu avec lequel la plupart des intérieurs étaient peints, comme si on avait voulu y faire entrer le ciel, un procédé qui nous rappelle Chefchaouen à plus de 1000km de là. 



    Aux angles des murs, noir sur blanc, les noms d’italiens illustres récapitulent l'histoire. Ailleurs ceux d’artistes urbains prolifèrent entre les lierres et les plantes grasses qui occupent les failles du béton. Des cadenas rouillent sur des portes qu’un coup de pied ferait voler en éclats. Des poteaux électriques orphelins, les bras tendus les uns vers les autres, tandis qu'au loin Jerzu bascule dans l'ombre des fortifications naturelles des tacchis qui se hissent contre le soleil.




Echappée

    Quelques jours plus tard la perturbation qui semble s’installer pour de bon sur les hauteurs de l’Ogliastra, aussi époustouflant soit le spectacle de la brume qui se déchire aux angles des tacchis, menace sérieusement la suite de notre séjour.

paysage aux allures d'estampe japonaise

dernier coucher de soleil avant de quitter la région

le vide et le plein

     Après une dernière pizza aussi bon marché que savoureuse nous les quittons donc tous les quatre à contrecœur. Mille mètres plus bas, dans les environs de Baunei, autre épicentre de l’escalade sarde, notamment pour les grandes voies, le ciel n’est guère plus stable, aussi nous ne profitons que d’une très courte fenêtre sur une falaise perdue en plein maquis, au milieu des chênes verts et de cabanes de chasse où hurlent des chiens enchaînés. 

la grotte de Su Telargiu

chêne vert

    Bien que relativement peu isolée des autres parois des environs Su Telargiu Oro ne séduit visiblement pas – ou plus – les foules. Les dégaines à demeure qui pendent dans les voies les plus difficiles montrent d’indéniables signes de fatigue et les colonnettes qui strient les dévers ceux du lent mais inexorable processus de croissance du calcaire. Avec son avancée de plusieurs dizaines de mètres la grotte où courent les itinéraires les plus audacieux présente des stalactites d’un genre particulier dont Marianne et Rémi ont eu connaissance lors de leur récent cursus pour devenir Diplômé d’Etat. Les héliokarstes sont d’étranges concrétions dont le développement échappe en partie aux lois de la gravité et présentent conséquemment une orientation générale qui tend à la fois vers l’horizontale et vers l’extérieur de la cavité où ils sont implantés, un mouvement analogue, bien qu’au ralenti, à celui que ferait une plante dans sa quête de lumière. Cet héliotropisme serait dû à la présence à la surface de la concrétion d’une couche de bactéries douées de photosynthèse qui orienteraient la croissance de la stalactite hors du strict plan vertical, donnant naissance à ces formes invraisemblables qu’on dirait issues de la biologie plus que de la géologie. Un phénomène fascinant encore mal connu de symbiose entre un organisme vivant et le minéral. Après avoir dépoussiéré avec plus ou moins de réussite quelques voies dont un 8a teigneux sur le fil de la grotte nous la laissons à l’état de nature inviolée dans laquelle nous l’avons trouvée et devons à nouveau fuir la pluie désormais annoncée pour plusieurs jours de suite.

Rémi trouve un repos intégral dans le 8a en question

même voie, dans le premier mouvement du crux

dans le second mouvement

    Malgré le fait que nous y soyons déjà allés quelques semaines plus tôt nous accompagnons Marianne et Rémi jusqu’à Cala Gonone où, faute d’une météo franchement plus clémente, nous devrions pouvoir au moins nous abriter sous ses surplombs. En dépit de notre expérience grandissante en falaise nous en apprenons encore beaucoup en observant grimper nos amis tout juste diplômés. Là où Julie comme moi nous crispons encore souvent, où nos réflexes de bloqueurs prennent parfois le dessus, et notre peur de l’acide lactique mue notre escalade en une sorte de contre-la-montre éperdu, eux évoluent à l’économie, de manière beaucoup plus détendue, en mettant pour ce faire à profit les moindres décontractions, en délayant aussi souvent que possible entre les mouvements et en tenant les prises plus en friction qu’en force, jusque au-dessus du seuil de glissement, chacun de ces micro-gestes leur assurant une plus grande probabilité de tenir la distance. 

Marianne à l'échauffement à la Cala Fuili

Rémi à vue dans le 7c de Tritoni

Marianne dans la même voie

Rémi lors de l'essai réussi

    A la Cala Fuili où nous trouvons miraculeusement refuge pour la journée Rémi s’octroie en quelques essais un 7c au profil reptilien tandis que Marianne nous offre le lendemain une belle leçon de combativité et de prise de décision dans un 7b de la grotte de Millénium aux antipodes de son style de prédilection. La cavité en question, un secteur sur lequel nous avions fait l’impasse quelques semaines plus tôt, lui préférant des profils plus classiques et sans doute plus à notre avantage, vaut indéniablement le déplacement, ne serait-ce que pour apprécier la fantaisie formelle dont le calcaire a tapissé sa voute monumentale. 

à l'approche de la grotte

    Suite à une approche vertigineuse à l’aplomb de la mer judicieusement sécurisée par des mains courantes, la grotte se dévoile petit à petit, un antre dont les dimensions inouïes, d’abord difficiles à appréhender, se révèlent soudainement à la vue des quelques personnes présentes à son pied et des arbres poussant à son orée, aussi minuscules les uns que les autres. 

l'ampleur écrasante de la grotte

    De son point le plus haut culminant à une soixantaine de mètres du sol à sa base en retrait d’environ autant, ce plafond monumental est orné de centaines de concrétions aux formes et aux proportions inimaginables : coulées, drapées, stalactites et héliokarstes y sont suspendus pareils à des candélabres baroques dont les artisans de la Renaissance n’auraient pas eu idée. Le sol quant à lui est jonché de débris de concrétions qui se sont décrochés au fil du temps et de prémisses de stalagmites dont les formes évoquent immanquablement des amas de cire figée après être tombée goutte à goutte au cours de millions d’années. 

héliokarstes dans le fond de la cavité

vue depuis le fond de la grotte

cercles de croissance d'une concrétion

    Parmi les voies équipées, celles qui se terminent à mi-paroi, une majorité, paraissent ridicules et ce n’est qu’une fois dedans que leur longueur somme toute honorable s’apprécie à sa juste valeur. Quant aux autres, des itinéraires marathoniens dépassant les 60 mètres de développé et sinuant parmi cette forêt suspendue de calcaire jusqu’à la lèvre du toit et au-delà, leur seule observation fatigue. Les quelques heures à notre disposition ne permettant pas de nous y engager raisonnablement, nous nous replions sur les premières qui à leur échelle offrent déjà une escalade inusitée, une odyssée aussi bien sportive que naturaliste parmi les figuiers et genévriers, les lichens, les mousses et les plantes grasses qui occupent les parties vierges de plaquettes et de magnésie. Du fait de l’inclinaison prononcée des voies qui empêche et la pluie de pénétrer et les grimpeurs de brosser convenablement les prises, cette dernière s’y accumule exagérément depuis des années et nous quittons la grotte aussi ravis par la découverte de ce lieu sans pareil qu’unanimement décidés à ne pas y remettre les pieds tant le caillou a mal vieilli.

Marianne dans un 7a s'achevant au tiers de la voute

figuier au milieu des concrétions


Retour sur les plateaux karstiques

en route vers les plateaux, la gola di Gorropu

   Avant que nos chemins se séparent nous profitons du retour du soleil sur les hauteurs de l’île pour visiter un dernier site ensemble, Genna Croce, une falaise sise non loin de la Serra Oseli, point d’orgue de nos premières semaines en Sardaigne. Partis en éclaireur un jour avant eux, en attendant sans doute trop, notre enthousiasme pour l’endroit est mitigé et nous hésitons un instant à leur proposer de pousser jusqu’à la Serra, mais l’accessibilité moins commode et le peu de temps imparti maintiennent la balance du côté du plan initial. Une décision que conforte leur émerveillement respectif le lendemain lorsqu’ils nous rejoignent au pied de la paroi, levant pour la première fois la tête vers ce bouclier gris clair maquillé de traînées ocres, au relief finement travaillé par le vent et les intempéries, au grain subtil, requérant une attention de tous les instants. 

le calcaire gris de Genna Croce

    Hormis les cohortes de motards qui pétaradent sur la SS125 à quelque distance de là et la moindre ampleur de la face on se croirait presque à la Serra Oseli. Les mêmes chênes verts plusieurs fois centenaires occupent et retiennent les pierriers, les mêmes volatiles parcourent les airs tandis qu’au loin nous parviennent les mêmes cris de quelque chèvre qui s’est trop éloignée du troupeau. Sans être équivalent le calcaire est toutefois de très haute gamme, et l’équipement tout aussi impeccable, économe sans être dangereux, intelligent. Marianne et Rémi se régalent dans des voies à vue jusqu’à ce que ce dernier, dans un 8a où je leur ai laissé les dégaines et auquel il pouvait sérieusement prétendre, ressente une douleur inquiétante au coude, mauvais souvenir des mois de convalescence qu’il a traversés l’automne/hiver dernier. Une alerte qui signe vraisemblablement la fin du trip mais qui a deux jours de leur départ n’a pas de réelle incidence sur le plaisir qu’ils y auront pris. Alors que depuis plusieurs semaines Julie subissait les tourments et les frustrations d’une petite forme sans doute due à un surmenage, elle retrouve enfin le chemin de la réussite en venant rapidement à bout d’un splendide 7a+ dont les différents crux, clairement morpho, lui demandent d’employer tout ou presque de son bagage de bloqueuse, dynamisme et force de contact pour le premier, serrage de micro-arquées dans le second, une prestation qui augure un retour en force pour nos retrouvailles imminentes avec le calcaire d’Ulassai et la fin de notre expérience d’îliens.

diversité des lichens

    Après une dernière nuit sur le plateau coiffant la falaise, parmi les troupeaux de vaches et de moutons, les hurlements des ânes et la course silencieuse des étoiles, ce sont les adieux à nos amis dont la saison professionnelle dans les Hautes-Alpes se profile à l’horizon. Comme nous ils semblent être tombés sous le charme envoûtant de ce bout de terre préservé des foules, incroyablement généreux en falaises, que la quinzaine qu’ils s’étaient accordée leur aura seulement permis de caresser. Bien que cela fasse près de deux mois que nous-mêmes y vivons la bohème nous partageons pleinement ce sentiment. Alors qu’il nous tardait presque de quitter l’Espagne, nous anticipons déjà le déchirement que l’embarquement pour l’Italie prévu dans quelques jours va représenter.

 

Les jardins secrets : acte II

    A Ulassai la vie suit son cours avec ses kyrielles de Fiat Panda adaptées aussi bien à l’étroitesse des rues qu’à l’escarpement des routes, avec ses anciens qui palabrent sur les bancs, ses footballeurs en herbe, ses troupeaux arpentant les routes de campagne, avec ses senteurs d'une cuisine aussi simple et roborative que délicieuse et sa rose des vents avec laquelle nous nous sommes familiarisés et savons désormais mieux jouer, avec ses innombrables falaises enfin vers lesquelles nous n’avons cesse de projeter de nouvelles envies. 

Ulassai

en chemin vers le village

    Parmi les secteurs protégés du mistral que nous n’avons pas encore visités Il Castello, théâtre des premiers actes de l’escalade sportive dans la région, une pépite sur le papier, s’avère un peu le parent pauvre des environs. Alors qu’il y a quelques mois ses voies en moyenne plus courtes nous auraient sans doute assez séduits, elles nous laissent aujourd’hui un sentiment d’inachevé, preuve que notre conversion à la falaise a atteint un certain degré d’accomplissement. Deux lignes se distinguent néanmoins, toutes deux dans le huitième degré au grand damne de Julie. La plus belle étant également la plus difficile je me tâte un moment avant de céder à l’esthétisme. Un choix judicieux tant la gestuelle de ce 8a+ et la complexité préhensive du rocher sont grisantes. Grenaillé d’une myriade de trous de la largeur d’un ou deux doigts tout au plus, la surface du calcaire induit un ensemble de contorsions digitales peu communes : pouce en inversée ou épaule, pinces de toutes largeurs, griffes diverses, ainsi qu’un travail de mémorisation idoine. Une voie magique, encore une fois réalisée au premier essai.

secteur Su Fundu

    D’un millésime plus jeune, Su Fundu, situé à une vingtaine de minutes à pied des faubourgs du village, a quant à lui tout pour plaire, un panorama qui se déploie par mont et par vaux jusqu’à la mer, un pied de voie aérien sans être malcommode et une floppée de lignes d’anthologie tous niveaux confondus.

un balcon sur la Méditerranée

calcaire vu du ciel

Jerzu depuis le sommet des tacchis

    Plus inspirée que jamais par les lieux Julie confirme son retour à son meilleur niveau en signant tout simplement sa plus belle réalisation en voie à ce jour, une trentaine de mètres sur un pilier fendu de vagues fissures où technique et résistance sont les maîtres mots. Son premier 7b, qui plus est au premier essai ! Encouragé par la vague de réussite sur laquelle je surfe depuis quelques semaines je pousse quant à ma moi pour la première fois la porte du 8b+ et il s’en faut de peu pour que je la franchisse, tombant avec la main à quelques centimètres du bac de réception d’un jeté clôturant la séquence difficile de cette voie sur une arête mariant équilibre et force à doigt.

    A trois jours du départ du ferry la météo se dégrade à nouveau. Profitant du maigre sursis qui nous est accordé nous marchons en direction de l’Isola Del Tesoro avec un mélange d’excitation et de spleen, avec cette saveur douce-amère qui caractérise les dernières fois. 

lumières crépusculaires sur Il Castello et l'Isola del Tesoro

    Le site porte merveilleusement bien son nom, un trésor de calcaire finement ouvragé perdu au milieu d’un océan de verdure qui ondule jusqu’à l’horizon. De place en place émergent d’autres récifs, pour certains visités ces dernières semaines, tandis que d’autres, encore vierges, assurent à la région un avenir tout tracé du point de vue du développement de la pratique. Une fois de plus nous sommes seuls alors qu’à moins de quelques kilomètres de là, il y a sans doute la queue dans les voies phares du canyon. Moins convenu, plus technique, le style local n’explique pourtant pas tout et il aurait fallu être visionnaire pour prédire la surfréquentation de l’un et la déshérence de l’autre tant ces phénomènes sociaux échappent à toute considération d’ordre purement esthétique. Pour notre part nous regrettons presque de ne pas y être venus plus tôt eu égard à la situation idéale du parking comme camp de base, un site ensoleillé, en partie protégé du vent et offrant une vue imprenable sur l’arrière-pays. Pour notre dernière journée d’escalade en Sardaigne Julie enchaîne les voies à vue jusque 6c, savourant chaque mètre de rocher, chaque prise, chaque frisson, le flow ne la quittant pas de la journée. Après le revers subi dans le 8b+ de Su Fundu je joue moi aussi la carte du plaisir et place les dégaines dans deux 7c+ en empruntant leur ligne voisine afin d’en assurer le flash, une tactique qui porte ses fruits coup sur coup, le premier des deux, une envolée de 40 mètres sans le moindre déchet s’inscrivant à jamais dans ma mémoire corporelle.

panneau de 40 mètres 

mariage du minéral et du végétal

    

    Bien qu'encore succulente – et modèle giganti cette fois – la pizza du soir ne nous console pas tout à fait. D’ici moins de 48h nous allons quitter non seulement Ulassai mais aussi la Sardaigne, une destination dont nous n’attendions rien de particulier mais qui nous aura laissé le sentiment de l’avoir toujours connue, un peu comme si nous avions retrouvé un parent perdu de vue de longue date. Plus qu’ailleurs, plus qu’au Maroc encore au sujet duquel nous nous étions déjà dit cela, nous n’aspirons qu’à y revenir, mieux armés en terme de langue et d’expérience en falaise, moins pressés aussi maintenant que nous connaissons ne serait-ce qu’en partie ses secrets. Sur le trajet vers Cagliari mes pensées flottent jusqu’à ce portrait de Maria Lai affiché dans une des rues du village. Cette fois-ci il n’est pas nécessaire de chercher bien loin, la comparaison est toute trouvée entre cette vieille dame aux yeux d’enfants et cette île qui marrie la douceur de vivre à l’impétuosité de sa nature, la longévité à la fulgurance, la tradition à l’audace. En guise de palliatif nous tournons nos regards vers la Basilicata, région du sud de l’Italie où nous avons prévu de débarquer, et plus précisément vers le grès prometteur de la Pietra Del Toro où nous espérons renouer avec les joies du bloc, grand absent et seul point noir sur la carte d’identité sarde. Après plusieurs mois de falaise il nous tarde de retrouver son tempo particulier propice à la contemplation et sa science du toucher, goûter à nouveau à sa liberté féconde aussi bien du point de vue moteur qu'imaginatif, à son intensité inimitable enfin, à la fois source et effet du flow, ce pourquoi sans doute et avant tout nous grimpons, voyageons, vivons.













Commentaires

  1. C’est décidé, je vais aller en Sardaigne ! Merci de m’y avoir poussé -;))
    Le vieux chef des Hautes Vosges

    RépondreSupprimer
  2. Waouh encore une fois devant toute cette beauté... Et je suis impressionné Gautier ! Tu fais des 8 de 40m maintenant !!? Incroyable cette rési... bisous à vous deux ! Alex

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés