Aux confins de l'oued Al Abid : vagabondages en no (wo)man's land

 

Avertissement : encore un article fleuve… et dont certains passages dédiés à l’escalade proprement dite intéresseront sans doute difficilement les néophytes. Cela d’autant plus que ne pouvant et assurer et prendre des photos en même temps, ces derniers ne sont pas ou très peu illustrés. Pour ces différentes raisons nous ne tiendrons donc rigueur à personne d’être tenté de sauter quelques lignes voire paragraphes entiers :)

 

    Dans un précédent article je remettais en question la valeur intrinsèque accordée à l’escalade, non seulement lors de ce voyage, mais aussi de manière plus générale dans notre vie quotidienne. Sans revenir là-dessus – un sport, aussi complet, varié, empreint de valeurs soit-il, demeure un jeu, en aucun cas assimilable aux enjeux qu’ont représentés pour l’évolution humaine les sciences dures comme humaines, la politique ou les arts – sans renier mes propos précédents je les nuancerai relativement à notre présent de voyageurs, notamment dans un pays littéralement ficelé de part en part par le tourisme. Comme ce fût déjà le cas à Oukaïmeden, cette activité qu’est l’escalade nous a à nouveau permis d’échapper à cette mascarade généralisée et ces décors de carton-pâte qui jalonnent les routes touristiques, et de nous immerger dans ce qu’il reste d’authentique sur ce territoire : des villes et des villages où, quand ils y passent, les bus et les fourgonnettes estampillés « tourisme » (pour de vrai) ne s’arrêtent pas sauf cas de force majeure ; des routes, des infrastructures et des services en l’état parfois déplorable que connaît le marocain moyen ; des terres souvent sauvages à défaut d’être préservées de la pollution.

    Chaque fois que nous quittons les axes plébiscités par les guides généralistes ou les topos spécialisés, c’est comme si nous franchissions une barrière invisible, un seuil au-delà duquel cesse de manière brutale cette comédie plus ou moins bon marché qui se joue à guichet fermé depuis des années sans varier d’un iota. Ce là-bas à tout juste quelques pas de l’ici prémâché est d’une nature bien différente. Il sent parfois la merde pour le dire crûment, le feu mis aux détritus, les égouts et la sueur. Il a souvent le goût amer de l’injustice. Il n’est ni noir ni blanc. Ni d’aucune couleur particulière mais toutes à la fois, entremêlées comme dans un grand tapis aux motifs complexes et changeants, bruni par l’usage et rapiécé. Il a la sonorité troublante de ressemblance avec la voix humaine d’une chèvre perdue loin du troupeau et celle de son berger inquiet qui l’appelle en retour. Il résonne du bruit blanc de l’indifférence dans laquelle tombent les aspirations scolaires des enfants destinés à vendre quelques babioles le long des routes de campagne. Il a le toucher du sable et de la poussière, du cambouis, du sang frais coulant des bêtes égorgées au coin de la rue, celui de l’eau tantôt claire tantôt boueuse des rivières, de la glaise et d’une infinité de variété de roches, celui du vent des cimes, aussi glacial qu’est brûlante la tôle des véhicules en plein désert. Il nous envoûte, chaque rue invitant à s’y perdre des heures, chaque arôme ou couleur d’un met à céder à la tentation, chaque sourire ou chaque geste nous étant destinés à entamer une conversation… si seulement nous maîtrisions la langue ne serait-ce qu’un chouïa de plus que ce mot emprunté par le français. Il nous séduit autant qu’il nous déstabilise, chaque rue pouvant se muer en un traquenard dont nous ne ressortirons qu’après avoir décliné maintes propositions commerciales ou déjoué l’arnaque, encaissé les regards par dizaines à la fois, parfois dédaigneux, toujours insistants, répondu à autant de questions qui se répètent jour après jour, semaine après semaine.

    D’ores et déjà nous savons que le cas échéant il nous faudra revenir mieux armés sur le plan linguistique, une grande partie de nos appréhensions et de nos mésaventures étant pour sûr liées à ce manquement impardonnable. Quelques semaines de cours d’arabe, à compter d’une ou deux heures par jour, sur place de préférence. Un minimum. Trop occupé avant le départ à aménager le camion, je n’ai pas appliqué la leçon apprise en Amérique du Sud il y a près de 15 ans, à savoir que la langue est la clé incontournable pour prétendre aller au-devant d’un peuple. Nous pensions escalade, dépaysement, grand air. Et contrairement à l’espagnol, langue latine dans laquelle il est encore possible de monter en marche, le train de l’arabe va beaucoup plus vite, trop pour nous force est de le constater.

    Bien que « vaccinés » par l’expérience de Marrakech, nous décidons dans un sursaut de fatigue de scinder le trajet jusqu’à Zaouïat Ahansal et cédons ainsi une nouvelle fois aux sirènes de l’exotisme. Celles qui nagent au pied des cascades d’Ouzoud en l’occurrence, escapade appréciée des vacanciers basés à Marrakech eu égard au grand nombre de navettes sur le retour que nous croisons en arrivant dans les environs de la bourgade du même nom. Sur place, désireux de nous rendre à ces cascades de bonne heure afin d’éviter autant que possible ces marées multicolores, nous poussons jusqu’au centre du village, vite conscients que c’est le pas de trop. Vendeurs à la sauvette et rabatteurs en chasuble jaune fluo assis en plein soleil sur des chaises en plastique nous tombent dessus les uns après les autres, proposant tous le même service, entre une et deux dizaines de dirhams contre un parking pour la nuit. Sujet à ce sentiment d’oppression désormais coutumier mais que je peine encore à contrôler, je cède au retour d’un cul-de-sac au premier venu, un habitant qui comme bon nombre des propriétaires intra-muros met à profit les quelques mètres carrés inoccupés de son terrain. Une pancarte sur laquelle est écrit avec plus ou moins de réussite « camping », de la tchatche, et le tour est joué. Le contraste avec la veille est saisissant, d’une bulle à l’environnement reconstitué de toutes pièces pour les besoins des visiteurs de Marrakech en mal de silence, de fraîcheur et de cocktails alcoolisés, à ce terrain plus ou moins vague où des poules gambadent entre gravats, crottins d’âne et bouteilles en plastique au rebut. Paradoxalement, après une première impression en demi-teinte, cette anti-carte postale située au cœur du village nous offre en plus d’un stationnement pour la nuit, tout ce dont nous avons finalement besoin, l’opportunité d’observer de l’intérieur le rythme de vie et les mœurs de ses différents habitants, écoliers en costumes, paysans de passage, groupes de femmes, adolescents qui font le piquet jusque tard dans la nuit au coin de la rue.

    Le lendemain à la première heure nous nous dirigeons vers les fameuses cascades situées à moins de 2 minutes de là où nous avons passé la nuit, au centre du village ou presque. Et dire que certains se proposent, en plus du parking, de vous les faire « visiter ». Des chutes d’une centaine de mètres, il est vrai spectaculaires, qui tombent dans un cirque abrupt de terre rouge brun au pied duquel, de si bon matin, les barges destinées aux touristes sont en cales et les petits restaurants fermés. 

vue sur les cascades avec le village en fond
      
les barges au repos

    A quelques centaines de mètres à vol d’oiseau, au sommet d’une éminence dominant le gouffre, un hôtel disproportionné au luxe aussi éloquent que de mauvais goût gâche littéralement la vue. Nous ne nous attardons pas, longeant la corniche, curieux de découvrir les entrailles des gorges tapissées de part et d’autre d’une végétation luxuriante dont nous avions presque oublié l’existence. La terre, du même rouge-brun qu’en amont, présente par endroits des concrétions remarquables, coussins en étages, formations tubulaires de longueurs et diamètres variés, draperies diverses, des formes plus familières des grottes et de leur physico-chimie particulière que de l’air libre, l’ensemble faisant ici songer au tissu vascularisé d’un immense organe vivant. 

 

concrétions fantasmagoriques

    En bas, en bordure du cours d’eau limoneux qui cavalcade de vasques en ressauts, le moindre espace à peu près plat est mis à profit, tantôt par des jardinets flanqués de palissade en jonc où nous reconnaissons courgettes, maïs, pommes de terre, navets, quelques fruitiers, tantôt par des paillottes bâchées de plastique sous lesquelles errent quelques chaises et tables en plastique délavées qu’en cette heure matinale personne ne se dispute. Parallèlement à la rivière courent un peu partout à flanc de coteau d’épais tuyaux en PVC destinés à alimenter les parcelles les plus éloignées du lit de la rivière. Malgré la couleur brunâtre de l’eau les vasques qui se succèdent les unes derrière les autres dans ce décor aux allures de jungle appellent à y piquer une tête mais la présence d’Ouzoud et d’autres bourgs en amont, connaissant désormais le sort réservé aux ordures et aux eaux grises, brise nos espoirs de rafraîchissement. 

 

un air d'eden

un "camping" désolé à cette heure

    A l’extrémité du canyon une gorge perpendiculaire surmontée de falaises aux tons ocres nous fait barrage. Bien décidés à poursuivre notre exploration nous la longeons sur quelques centaines de mètres avant de trouver un gué nous permettant de passer sur l’autre rive où un berger baragouinant quelques mots de français nous renseigne sur l’itinéraire à suivre pour rallier le très vieux village berbère dont on nous a parlé à Ouzoud. Il est difficile de dire qui de lui ou de nous est le plus surpris par cette rencontre loin de tout. Nous savons par où nous sommes arrivés mais lui ? Commençant pourtant à nous habituer à les voir surgir inopinément de derrière un rocher ou un buisson dans les endroits les plus reculés et inattendus, les gens des campagnes ne cessent de nous surprendre, nous donnant parfois l’impression d’être de véritables djinns sortant par magie de leur lampe. Sur ses indications nous rallions bientôt Tanaghmelt, hameau perché sur une crête parsemée de plantations d’oliviers et d’amandiers. A son entrée une parcelle défendue par du grillage et un mur en pisé attire notre regard. De l’autre côté s’étire un cimetière vaste comme plusieurs terrains de football où quelques stèles de type chrétien tombent en ruines dans un coin, le reste de l’espace étant planté d’arbres carbonisés et de petits monticules de terre sans signe distinctif. C’est alors que nous prenons conscience que nous n’en avions pas encore vu un seul. La crémation étant strictement proscrite par la charia, la loi islamique, chaque village ou communauté de commune devraient a priori en compter un ; mais puisant dans notre mémoire nous n’en trouvons nulle trace, ni à Oukaïmeden où nous avons pourtant passé plus d’une dizaine de jours, ni ailleurs dans ou aux alentours des agglomérations. Une discrétion qui tranche avec ce que nous connaissons en France où ils sont souvent bien visibles voire constituent un objet de visite patrimonial pour les plus célèbres ou les plus « beaux » d’entre eux. Un tabou aussi peut-être, allant de pair avec celui de la mort, jamais évoquée, ni de loi ni de près, ni comme aucun défunt d’ailleurs. 

cimetière

    Nous traversons silencieusement le hameau lui-même plongé dans une quiétude dont nous avions oublié le bonheur, plus habitués ces derniers jours aux coups de klaxons et aux harangues intempestives. Dans cette atmosphère paisible les voix d’enfants récitant leur leçon qui nous parviennent des fenêtres de l’école primaire nous ravissent. Hormis ceux de cet édifice tout de béton, les murs des habitations sont de paille et de terre crue, parfois recouverts d’un enduit ou d’un badigeon tantôt bleu ciel tantôt rouge pourpre, l’architecture telle qu’aux premiers jours de ce village il y a près de 800 ans. Seul le sol des ruelles, revêtu d’une chape en dur, ainsi que quelques lignes électriques et antennes paraboliques perchées sur les toits plats, constituent des entorses à l’héritage de celles et ceux qui ont moulé et posé les premières briques après avoir élu cette contrée-ci pour s’implanter.




vue d'ensemble et détails de Tanaghmelt

    Lors de notre retour aux cascades après cette longue boucle solitaire nous croisons en premier lieu des macaques qui n’ont plus rien de sauvages et qui observent les gorges avec un spleen poignant tout ce qu’il y a de plus humain, puis, dans un timing parfait, le long de l’allée où s’exposent les géodes truquées évoquées dans notre précédent article, les premiers touristes tout juste descendus des bus en provenance de Marrakech. 


la mélancolie ne semble pas l'apanage de l'homme

descente du bus

     Au début de notre périple, lors de notre toute première escale en Savoie, les bourguignons avec qui nous avions partagé un après-midi de bloc nous avaient soufflé l’existence de voies équipées quelques années plus tôt par des amis Franc-Comtois dans des gorges situées dans le Haut-Atlas, ces mêmes gorges dont nous avons justement eu un bref aperçu lors de notre escapade de la veille. Aussi nous nous laissons tenter, le coin est beau, différent de ce que nous avons vu jusque-là, et quelques doses d’acide lactique ne feront pas de mal à nos avant-bras affûtés par 15 jours de bloc avant les centaines de mètres de calcaire qui nous attendent à Taghia, prochaine épingle plantée sur le planisphère qui s’affichait sur le mur de notre cuisine il y a quelques mois.

     A quelques virages du village se dévoilent progressivement les gorges de l’oued Al Abid, gigantesque balafre creusée dans un plateau calcaire dont les couches orangées, mises à nues une à une par des millions d’années d’érosion, présentent désormais des faces verticales séparées de plusieurs centaines de mètres, atteignant par endroits une hauteur de près de 600. Long de plusieurs kilomètres, le canyon fait indéniablement songer à celui de l’Ardèche mais dans des dimensions incomparables et des tons beaucoup plus chauds, proches de ceux qui habillent celui du Colorado. Les plateaux doucement vallonnés de part et d’autres accueillent quelques plantations d’oliviers et d’amandiers, un ou deux hameaux isolés. Ci et là, des murs en terre crue désertés de longue date dépassent du sol comme les moignons de quelque créature enfouie. Innombrables, des parois plus intimidantes les unes que les autres, entrecoupées de place en place de vires étroites, offrent plusieurs vies d’escalade à qui aura l’audace de s’y aventurer. 

 

vue des gorges depuis notre camp

ruines isolées

    La route sillonne au plus près de ces à-pics et nous trouvons rapidement où poser le camion, sur une petite aire en bord de corniche, à l’aplomb immédiat des secteurs dont nous ne connaissons que la position et, pour un seul d’entre eux, une liste aléatoire de noms et de cotations. Qu’à cela ne tienne, sitôt garés nous plongeons tête baissée dans le canyon vertigineux par un sentier balisé de points de peinture jaune pour en effectuer avant la nuit un premier repérage. La falaise est bien là, une centaine de mètres sous la route. A la vue de son profil déversant et des lignes qui y sont équipées, des envolées de 30m ou plus dans un calcaire raffiné, sculpté de draperies, de fines colonnettes et autres concrétions, appréhension, doute et excitation se mêlent dans nos cerveaux plus coutumiers de la vision rassurante du crashpad que de pendules au-dessus de plusieurs centaines de mètres de vide. 

 

vue d'ensemble de l'une des falaises de l'oued Al Abid, secteur Naïma et Fatiha

concrétions caractéristiques du lieu

    Mais dès le lendemain matin nous sommes sur le pied de guerre, nous tordant le cou au pied de ces monuments naturels, cathédrales gothiques décorées de gargouilles difformes et ponctuées de plaquettes inox dont nous essayons de suivre tant bien que mal le tracé en pointillé. Après une première voie d’échauffement élue très honnêtement pour sa faible longueur, nous passons aux choses un peu plus sérieuses et renouons d’emblée avec les joies âpres de l’acide lactique, un phénomène physiologique dont la crainte initiale de la chute qui nous habite l’un comme l’autre accélère généralement la venue et amplifie l’intensité. Plus familiers, les rares fois où nous en faisons, de voies d’une vingtaine de mètres maximum, dans des profils verticaux voire légèrement déversant, nous voilà servis : grosses avancées, mouvements amples sur bonnes prises, escalade gymnique et effort interminable sont au menu de la majorité des voies du secteur. Mais notre état de forme général, l’absence de quelque attente que ce soit, ce voyage qui infuse dans nos veines ses fluides régénérants, ainsi qu’un sentiment de lâcher-prise de plus en plus tangible sont autant d’éléments qui jouent en notre faveur et compensent un tant soit peu notre manque de préparation et d’expérience. Aussi dès le premier jour, sans parler de prouesse quelconque, nous touchons à cette expression du meilleur de soi-même qui remplit de joie tout sportif, tout artiste, tout artisan ou tout intellectuel en phase avec son milieu et son activité.

    Julie parvient ainsi au premier essai à apprivoiser un 6C d’une élégance incomparable, une ligne évidente remontant dans un mur jaune calcifié une succession de concrétions aux formes aussi originales qu’agréables au toucher. Elle grimpe ces 25m dans un style à la fois suffisamment relâché pour ne pas tomber dans le panneau de l’anaérobie et assez rythmé pour ne pas laisser place aux tergiversations inutiles. Inspiré par cette belle réalisation je jette mon dévolu en partie par facilité sur le 7C le plus court de la paroi, 25m tout de même pour une avancée de 6 ou 7. Que j’enchaîne moi aussi au premier essai, agréablement surpris et par moi-même et par le plaisir ressenti lors de cet effort inhabituel qui me laisse à quelques mètres du relais dans un état hypoxique avancé, m’obligeant à souffler de longues minutes pour ne pas défaillir dans les derniers mètres qui ne feraient pas même sourciller des falaisistes chevronnés. Lorsque quelques minutes plus tard, décrochant à la descente la dernière dégaine, un pendule m’amène au-dessus des centaines de mètres de vide du canyon et m’arrache un cri viscéral, j’ai la sensation d’être un parfait novice. Je ne fais pas le fier au bout de ma corde, les yeux rivés irrationnellement vers le relais, comme si ce geste pouvait m’être d’une quelconque aide en cas d’arrachement de ce dernier. Ressentir à mon tour cette frayeur qui saisit parfois les débutants que j’encadre, me retrouver pour une fois de l’autre côté de la relation enseignant/enseigné, dans cette situation que du haut de mon expérience je tente habituellement de désamorcer par des mots rassurants, des conseils ou des encouragements, n’est pas sans m’apporter un certain recul et sur ma pratique et sur moi-même, une distance propice à la remise en question de mes acquis, de ces marques profondes comme des ornières à force d’automatisme, de mon ego bien souvent caressé dans le sens du poil. Tant pour Julie que pour moi cet univers de la falaise constitue en définitive une nouveauté plus ou moins complète, un horizon gros d’autant d’incertitudes, de frayeurs et de doutes que de progrès gratifiants, de transports de joie et de griseries.

    Forte de son expérience positive dans le 6C de la veille d’un côté, de l’autre tout à fait consciente de ses failles et du seul moyen de les surmonter, Julie se laisse happer par une ligne voisine, une diagonale impressionante de 35m courant du point le plus bas au plus haut du secteur, un véritable marathon compte-tenu de nos standards vosgiens. Impressionnée par ce profil imposant dont le gaz est encore accentué par la hauteur des gorges qu’il surplombe, mise à mal par son effort soutenu, elle perd malheureusement assez vite ses moyens mais termine néanmoins la voie, le cœur entre les dents, déçue et fâchée d’elle-même. Ayant toutefois appris de ses années d’équitation qu’il faut remonter en selle sans attendre la voilà dès le lendemain à nouveau au pied du colosse. 

 

Julie dans la sortie pour le moins aérienne du fameux 7A

    Dernier jour sur ce site grandiose, la pression, ainsi que le souvenir de la veille, sont palpables. Quand vient le moment de monter dans la voie, elle qui d’habitude est plutôt combative et ne rechigne pas à relever le défi, Julie blêmit littéralement et gravit timidement, telle un animal effarouché, les premiers mètres. Respirant à plein poumons, elle se ressaisit petit à petit, aborde les mouvements repérés la veille les uns après les autres, temporise et accélère quand il le faut. Son escalade a cette justesse qui annonce les réussites. Elle grimpe haut, et, peut-être pour cette raison même, une note d’inattention l’emporte vers une mauvaise méthode. L’acide lactique en embuscade fait le reste, la poussant à la chute. Après ce combat perdu à un cheveu elle déséquipe la voie, agacée d’avoir pris peur une nouvelle fois mais satisfaite à raison de ne pas avoir laissé cette dernière l’envahir entièrement, d’être remontée en selle et être allée à la chute plutôt que céder à la facilité en battant en retraite jusqu’à la dégaine précédente.

    C’est avec l’impression de fermer un livre non achevé que nous remontons alors le ravin menant à notre camp de base sur le plateau. Gonflé par l’orage titanesque de la veille, geste d’un dieu acariâtre et artiste, l’oued Al Abid qui a façonné cette géographie au long d’un temps dont l’échelle désarme l’imagination humaine ronronne comme un félin repu. Une volée d’oiseaux non identifiés traversent le ciel d’un trait limpide. En équilibre sur des vires qui nous ferait pâlir les troupeaux de chèvres en semi-liberté qui sillonnent le territoire en tous sens replient elles aussi vers leurs appartements, réglées comme des horloges. L’homme à qui elles appartiennent, seul être humain que nous aurons vu durant ces trois jours dans les gorges, s’apprête vraisemblablement à passer lui aussi la nuit sur place, dans un abri à flanc de paroi d’où nous l’avions vu sortir le matin même. Séparés aussi bien par la largeur du canyon que par la nature de nos préoccupations quotidiennes respectives nous nourrissons probablement la même fascination pour le ciel traversé d’étoiles filantes qui clôture ce jour béni.

chevrier et son troupeau




séquence du développement d'un éclair

 

    Nous ne le savons pas encore lorsque nous quittons notre camp de base mais nous aurons très vite l’occasion de conjurer cette séparation trop brutale suite à un revirement de situation bienheureux. Avant toutes choses, nos tiroirs de vivres étant presque aussi déserts que le paysage, nous avions prévu de faire un arrêt à Azilal, capitale de la province et dernière agglomération importante avant la zone reculée de Zaouit Ahansal. A quelques pas des gorges un petit col marque un tournant géographique radical comme seul le Maroc en réserve. Au-delà ce ne sont que terres burinées par le soleil, champs de roches stériles striés de jaunes et de rouges, rivières de galets et de sable. Seules quelques plantations d’amandiers égaient le paysage et témoignent d’une activité humaine.

les paysages assomés de soleil de l'autre côté du col

    Sur le bas-côté, de loin en loin, de petits groupes de personnes patientent à l’ombre d’un fossé ou d’un arbuste après le prochain taxi ou transport en commun. Des mains se lèvent à notre passage, trop nombreuses à la fois pour que nous puissions répondre à leurs sollicitations. Dans le lointain vaporeux Azilal se montre bientôt, camaïeu de tons brun, rose, rouge, ocre, entre architecture vernaculaire de plain-pied et en pisé et constructions en béton de plusieurs niveaux qui se propagent sur les collines alentours en cercles toujours plus larges, signe de ces villes nouvelles profitant de l’exode rural inéluctable qui touche le pays. Après un plein à la station essence faisant un trou gros comme le poing dans notre budget relativement à nos autres dépenses, nous nous garons non loin du centre pour y faire nos emplettes le plus librement possible. Incomparablement moins étouffant que Marrakech le quartier n’en est pas moins vivant avec ses innombrables cafés où une majorité (pour ne pas dire une exclusivité) d’hommes de tous âges discutent autour d’un thé ou d’un kawa au lait, avec ses garages débordant allègrement sur le trottoir, ses ateliers de métallerie qui clignotent des éclairs bleutés des postes à souder que manipulent des ouvriers bien peu couverts, ses étals de fruits et légumes débordants de couleurs, ses boucheries à l’air libre et ses alignements de plats à tajine devant les restaurants, avec ses épiceries telles des cavernes aux rayonnages s’élevant du sol au plafond en une fresque murale bariolée, ses bazars où des marchandises appartenant à l’accoutumé à des registres bien différenciés défient l’ordre établi et les lois de l’économie de marché, les fournitures scolaires voisinant avec les conserves, du matériel électrique avec les shampoings, vernis à ongles et autres articles de soin, une machine à pâte orpheline au milieu d’outils divers. Au bout de 500m on ne nous a toujours pas interpellés pour nous inciter à entrer dans quelque commerce que ce soit, à peine fait-on attention à nous, signe révélateur de l’absence de la ville sur les listes établies par le Lonely Planet (un nom sous forme d'oxymore qui ne manque pas de culot) des « immanquables » de la région. Une bouffée d’oxygène pour nos esprits encore traumatisés par l’expérience de Marrakech et ses alentours. Sinon concernant le prix de 2 ou 3 articles gonflé de quelques dirhams pour nos têtes évidentes de touristes, l’attitude des locaux tous très aimables et courtois nous invite à ajouter ce fief à notre propre liste.

atelier à ciel ouvert
 

    Peu sûrs du réseau internet que nous trouverons en altitude il nous reste encore une dernière tâche à remplir, à savoir mettre au propre et poster l’article promis à la famille et aux amis qui se faisait attendre depuis quelques jours. Nous nous arrêtons donc dès que possible après Azilal pour ce faire. 

arrêt sur la route de Zaouiat pour recharger notre batterie et poster notre article

    Garés depuis une dizaine de minutes au milieu de ce qu’il est convenu d’appeler nulle part, des gamins hauts comme trois pommes, curieux d’observer de plus près ce fourgon immatriculé en France qu’ils ont dû voir passer, se rapprochent timidement, d’arbre en arbre, comme le ferait un militaire sur un théâtre d’opérations ou un chasseur à l’affût. Ils s’arrêtent à une quinzaine de mètres du camion, cachés tant bien que mal derrière le tronc trop étroit du dernier obstacle entre eux et nous, trois petites têtes qui tour à tour jettent un œil à la dérobée. N’osant pas de leur côté traverser la zone dénudée qui les sépare de l’objet de leur curiosité, du nôtre étant occupés à d’autres chats, l’échange n’ira pas au-delà d’un signe mutuel de la main et d’un sourire complice. Une fois notre office rempli, nous nous enquérons un peu par hasard sur la météo annoncée vers Zouiat et les massifs environnants, une habitude que nous avons perdue avec notre arrêt imprévu dans les gorges où le climat semble au beau fixe une large partie de l’année. Et bingo, nous nous dirigeons droit sur la pluie… des perturbations prévues pour le soir même mais aussi pour les 4/5 jours à venir. De quoi nous plonger illico dans le dilemme et le casse-tête de scénarios plus ou moins satisfaisants qui s'ensuit. Mais nous n’hésitons pas longtemps. Entre l’éventualité de passer plusieurs jours de suite confinés dans le camion au pied de parois légendaires, rongeant notre frein, et retrouver notre camp de base au-dessus des gorges et les projets que nous y avons laissés, le choix est vite vu pour l’un comme pour l’autre.

    Cette liberté de pouvoir ajourner à plus tard ou modifier à notre guise nos projets initiaux me saute alors aux yeux pour la première fois et m’apparaît comme le plus grand des luxes, loin devant les ryad et les restaurants les plus cotés du Maroc, les excursions les plus spectaculaires, les mondanités ou les lieux à la mode. Là le temps perpendiculaire, cette expression tombée de mon imagination comme un lapin d’un chapeau il y a déjà quelques années mais sans en saisir parfaitement le sens ni la teneur effective – là cette expressions bâtarde et nébuleuse croisant les domaines de la science et de la poésie – seulement là, ce qui demeurait hermétique à moi-même s’éclaire sous un jour nouveau en s’incarnant pour la toute première fois dans les faits, dans notre quotidien le plus concret. Le temps perpendiculaire c’est donc ce temps arraché à la fuite en avant à laquelle nous enjoint le capitalisme et ses avatars, créatures issues en droite ligne de la césure entre nature et culture établie par la dictature de la raison il y de cela plusieurs siècles. C’est la tangente qui touche le cercle sans tomber dans son orbite. C’est les voyages qui s’imbriquent les uns dans les autres à la manière de poupées gigognes, le périple dans sa globalité, un pays ou une destination, un paysage singulier, une voie elle-même enfin. C’est la vie buissonnière, se ramifiant en tous sens, sans ordre préétabli. Non pas seulement le pas de côté, qui reste, bien qu’autre, une manière de suivre le chemin, mais le virage à 90 degrés, plein champ, champ libre, puis bientôt hors-champ comme on le dit dans la critique cinématographique. Ce qui continue d’être quand plus personne ne regarde. C’est aussi la diagonale du fou traversant l’échiquier de part en part, à moins que ce ne soit le cavalier et son déplacement imprévisible. Une histoire de convergences heureuses, rompant avec les dualismes passé/futur, macrocosme/microcosme, proche/lointain, un/multiple, corps/esprit.  

    Bis repetita : la porte du camion s’entrouvre en petit matin sur un lieu désormais familier. Le regard plonge alors dans les gorges à toute allure, 600m d’à-pics au pied desquels il survole le courant brunâtre de l’oued sur quelques méandres avant de le traverser puis de remonter les falaises de la rive opposée en cheminant d’une vire à l’autre, en passant par des toits incommensurables, des dièdres sans fin, des dévers colonisés de concrétions innombrables, s’attardant sur des tapis de cactus d’un vert éclatant, des bouquets de palmiers et des genévriers solitaires suspendus en des positions précaires au-dessus du vide, des chèvres-acrobates enfin, n'ayant que faire de leur berger. Parvenu de l’autre côté de ce gouffre immense, l’œil s’apaise, moins sollicité, le plateau semi-aride déclinant en pente douce vers l’embouchure des gorges dans le même mouvement que les strates qui le composent et ploient à cet endroit. Un véhicule là-bas est garé près de l’unique pont à des kilomètres à la ronde permettant de franchir le cours d’eau, vendeur de cacahuètes et autres friandises fidèle à son poste en cette belle journée qui s’annonce.

l'oued Al Abid dominé par des centaines de mètres de parois vierges

palmier nain

l'embouchure des gorges

    L’émerveillement n’est pas moins entier que la première fois, au contraire. L’œil rassasié, la béatitude s’installe, une dilatation de tous les sens qui va de concert avec celle de l’horizon visible depuis ce bord du vide que nous occupons. Il est à ce propos remarquable que ce soit presque systématiquement en de tels lieux où la vue porte loin, nids d’aigles, sommets isolés, déserts, éminences naturelles ou artificielles (tour, colonne des stylites), ainsi qu’en leur contraire, forêt dense, cellule, trous, prisons, cavernes, qu’aient germé aux différents âges de l’humanité les expériences spirituelles et artistiques les plus intenses et abouties, et que s’y soient épanoui leurs fleurs les plus délicates et évocatrices. Il n’y a qu’à songer d’un côté aux monastères perchés au sommet des Météores ou à ceux du Tibet et du Bhoutan qui ont les uns et les autres vu naître des écrits d’une densité inouïe, aux écoles coraniques férues d’algèbre et d’astronomie dispersées dans le Haut-Atlas, aux lieux de culte à plus de 6000m d’altitude des Andes, aux ermitages perchés de par le monde en altitude ou aux cabanes dans les arbres ; de l’autre aux retraites des moines catholiques en pleine forêt, à ces saintes emmurées vivantes dans des espaces exiguës ne permettant pas même de se coucher de tout son long, aux cavernes de Lascaux ou Chauvet ou encore aux forêts tropicales de cette même Amérique du Sud où le serpent cosmique délivre son message de réciprocité entre homme et nature depuis des millénaires, et à celles du Japon enfin où chaque arbre, chaque pierre, chaque cours d’eau est la demeure d’un esprit. Horizon et éblouissement convergeant avec la promiscuité et la nuit la plus noire. Deux voies menant au même sommet, au même point. De l’espace extérieur vers l’espace intérieur, et vice-versa.

    Ce repli imprévu est pour Julie l’occasion rêvée de mettre un point final au chapitre de ce 7A dont elle n’avait pas achevé l’écriture. Après une première montée pour poser les dégaines et fignoler quelques méthodes encore aléatoires, elle s’y lance beaucoup plus déterminée et confiante que la fois précédente. Les bribes d’appréhension qui se lisaient encore entre les lignes de son visage s’effacent au fil des mouvements de l’approche qui précède la section clé, une dizaine de mètres déversant sur colonnettes et grosses prises, antithèse de ce qu’elle affectionne habituellement, motif principal de la tension nerveuse encore palpable de mon côté de la corde. A deux doigts de lâcher la prise de réception du grand mouvement dynamique qui lui a coûté l’ascension quelques jours plus tôt, elle gaine tout ce qu’elle peut, troquant entre les dents le cœur contre le couteau. La suite, une séquence plus technique que physique dans un dièdre qui penche encore, bien que lui correspondant plus, n’autorise aucun relâchement de l’attention et exige une gestion impeccable de l’effort. Chose qu’elle fait intelligemment, respirant à plein poumons, pour s’extraire bientôt de ce dièdre et échapper à ma vue. Quelques minutes plus tard je comprends au cri de joie et de soulagement qui résonne dans le canyon qu’elle vient d’atteindre le relais. Reliés par cette corde de moins d’un centimètre de diamètre nos corps et nos esprits vibrent à l’unisson. Une réalisation à inscrire en majuscule dans son parcours en pointillé de falaisiste, non pas tant pour la difficulté intrinsèque de la voie, mais de par le grand écart que celle-ci représente avec ses habitudes et ses préférences, une voie aussi longue qu’intimidante du fait de son avancée et de sa situation sur une vire elle-même vertigineuse, proposant une escalade physique sur grosses prises éloignées, un point qui du fait de son petit gabarit lui interdit souvent d’y prétendre, notamment lorsqu’il s’agit de grès.

    Contrairement à ce dernier en effet, dont l’avarice en prises ne laisse souvent que peu de marge de manœuvre par rapport à la méthode d’ouverture, le calcaire, de par ses nombreuses aspérités, offre beaucoup plus d’interprétations possibles d’une même section, un avantage à la fois pour les personnes dont la taille s’écarte de la moyenne (grands comme petits), mais aussi dans cet exercice bien spécifique qu’est le « à vue » (note pour les néophytes : faire une voie « à vue » consiste à la réaliser de bas en haut, sans point de repos artificiel, sans y être déjà allé ni avoir vu personne dedans), une discipline particulièrement exigeante que j’ai depuis mes débuts toujours soigneusement séchée. Là où sur du grès une erreur de lecture ne se rachète qu’au prix d’efforts démesurés pour exécuter un changement de pied ou de main, le relief sculpté du calcaire se prête très bien à l’improvisation et il n’est pas rare que, se rendant compte qu’on est dans une impasse, se présentent quelque échappatoire, méthode alternative ou option de retraite. Un phénomène qui bien sûr se résorbe avec le degré de difficulté des voies et le niveau de chacun mais qui s’impose d’emblée à nous, falaisistes du dimanche, voire annuels s’agissant de calcaire. N’ayant du reste en notre possession qu’un topo lacunaire des lieux, ce jeu déjà épicé avec l’inconnu qu’est le « à vue » se voit redoublé d’un autre facteur d’incertitude. Aussi je me surprends doublement, d’abord à oser ce jeu, ensuite à apprécier de plus en plus et les sensations complexes qu’il procure, entre montée d’adrénaline et calme intérieur, et les qualités qu’il amène nécessairement à développer : lecture, intuition, adaptation, sang-froid. Paralysé depuis des années par des a priori tenaces je fais cette découverte à près de 40 ans, imaginant combien doivent être supérieurs ces plaisirs une fois mieux préparé physiquement, avec cette possibilité de s’égarer au sein de ce jeu de piste sans pour autant devoir lâcher par faute de continuité et de résistance comme c’est encore souvent le cas aujourd’hui.

    Cette faille se résorbant toutefois naturellement jour après jour, inspiré par ailleurs par la ténacité de Julie, je parviens au bout de quelques jours à transcender les quelques refus d’obstacles hors de ma zone de confort qui m’ont laissé un goût légèrement amer. La découverte par hasard d’un second secteur dont nous ignorions jusqu’à l’existence remet les pendules à zéro. Pour s’y rendre le lieu exige de désescalader quelques gradins exposés puis de se laisser porter au petit bonheur par les traces des chèvres qui bien avant quelque grimpeur que ce soit l’ont élu pour s’y reposer comme en témoigne l’épaisseur des déjections qui jonchent le sol de la vire. Des animaux qui force d’observation nous paraissent avoir quelque goût en commun avec nous. Plus que pour aller brouter une herbe meilleure ou plus abondante, on a en effet la sensation, à les voir ainsi se jouer des reliefs les plus accidentés, qu’elles y prennent plaisir, à tout le moins inclinent à une forme rudimentaire, a-consciente, du même jeu qui nous pousse nous-mêmes à flirter avec la verticalité. 

  Sur la partie la plus exposée au soleil du secteur des colonies de cactus probablement centenaires couvrent chacune plusieurs mètres carrés tandis qu’ailleurs s’épanouissent des bouquets de palmiers nains et des genévriers contorsionnistes. La falaise supérieure, la plus « fréquentée », celle où nous-mêmes avons majoritairement grimpé lors de notre premier passage, apparaît dans toute son ampleur et sa beauté organique, tout en flûtes, dentelles, coussins et tubes d’orgue, fruit de l’alternance de dissolution et d’accrétion par gravité du calcaire. Sont également visibles d’autres falaises sur le même flanc du canyon dont nous ne savons pas si elles ont fait l’objet d’un équipement mais qui n’ont rien à lui envier avec leurs coulées gris-bleu et leurs concrétions monumentales.

colonies de cactus

en rangs serrés

    Ressemblant à un amphithéâtre coupé horizontalement en son milieu par une vire aérienne, la baume concave, jaune dans sa partie basse, grise dans le haut, est quant à elle exempte de concrétions mais est percée de larges anfractuosités au milieu desquels brillent les plaquettes des quelques voies qui y ont été imaginées. Sans aucune information sur leur cotation, c’est au jugé et au coup de cœur que je projette une diagonale qui démarre à l’extrême bord de la vire par une série de trous pour finir une trentaine de mètres au-dessus dans un mur gris pas moins gazeux ni piégeur d’après ce que j’ai pu voir, ou ne pas voir, aux jumelles. Un exercice promettant sueurs froides et mise à l’épreuve de ma résistance. J’y mène un combat du diable, soutenu jusqu’au bout, la ligne réservant comme je l’avais imaginé un crux (mouvement le plus difficile d'une voie ou d'un bloc) mordant sous la dernière dégaine que je clippe les bras lourds, intimidé d’une part par le vide qui s’ouvre sous mes pieds jusqu’à la base de la paroi puis se poursuit jusqu’au fond du canyon, de l’autre déstabilisé par les prises que je découvre de plus en plus poussiéreuses en me rapprochant du relais. Respirer m’aide à lâcher prise, et si la peur m’envahit à de multiples reprises je l’accepte, cherchant à l’apprivoiser plutôt qu’à la fuir ou la soumettre à ma raison comme j’essayais encore de le faire quelques jours en arrière. Des informations attachées à l’environnement, la rivière qui gronde, le sifflement d’un oiseau ou les cris d’une chèvre, se mêlent à des perceptions plus immédiates tant en rapport avec la voie (disposition et taille des prises à portée de main et de vue, situation des plaquettes suivantes et précédentes…) qu’avec mon état intérieur (respiration, rythme cardiaque, proprioception, pensées sauvages). Dans le crux le temps semble atteindre cette dilation que je connais parfois en bloc, le champ de vision et de conscience s’élargir. Je crois que pour la première fois depuis mon adolescence je ressens en falaise le flow, ce mot à la mode, en définitive assez vague mais attribué à un état tout ce qu’il y a de concret. Je clippe quelques minutes plus tard le relais de cette voie que j’estime à 7C+ selon les standards du site, ma plus belle réalisation « à vue », discipline découverte sur le tard mais qui m’enchante désormais comme jamais, ressentant une sorte d’addiction naissante pour ce jeu avec l’inconnu qui exige une maîtrise de soi suffisante pour pouvoir se laisser porter par l’instant et le rocher, à l’image de ces musiciens de free jazz capables d’improviser de longues minutes sur une unique ligne. Contrairement à la pratique du bloc ou celle de l’après-travail, ici rien n’est calé, il faut lâcher prise, la volonté de contrôle amenant à te crisper, droit au plomb, des traits qui font penser à la pratique du zen, à son a-conscience et son non-agir. 

contre-plongée sur trois des secteurs équipés

la vire aérienne, départ de quelques voies tout aussi intimidantes

 l'accès parfois périlleux aux secteurs

    

    Depuis notre installation sur ce balcon naturel, à notre plus grande surprise, nul n’est venu nous vendre ou nous demander quelque chose ni même nous interroger sur la raison de notre présence sur ce bord du monde où, au plus, les voyageurs de passage s’arrêtent le temps de prendre un cliché avec leur smartphone. Sinon de temps à autre un chien errant attiré par les odeurs de cuisson, un klaxon ou un signe de la main à travers une vitre, nous avons l’impression de vivre un tête-à-tête privilégié avec la nature. Mais de retour au camion en ce début d’après-midi comme les autres (l’exposition des falaises ne permettant pas d’y grimper au-delà), nous voilà partie prenante d’un épisode aussi loufoque que gênant. Descendu de voiture un peu plus tôt un homme à l’allure très urbaine, tiré à quatre épingles dans son costard et ses souliers vernis, lunettes en écailles sur le nez, vient à notre rencontre en se présentant dans un français correct comme le responsable d’une entité qui restera floue, village, canton, région ? Ce dernier, une fois au courant du motif de notre séjour sur place, s’enquière d’abord de notre confort ainsi que des capacités de Julie, une femme, à évoluer dans cet environnement aussi sauvage et dangereux à ses yeux. Puis, faisant montre d’un mélange curieux de courtoisie, de curiosité, de bienveillance et d’un soupçon d’autorité, nous fait part non sans emprunter quelques détours du fait que nous aurions dû au préalable nous signaler aux autorités compétentes… dont à l’heure actuelle nous ignorons toujours la nature exacte… Une formalité dont on se demande encore par quel biais nous aurions pu être tenus informés. Il ne s’en offusque d’ailleurs pas vraiment et profite de l’occasion pour remédier à ce manquement en prenant en photo nos passeports respectifs avec son téléphone. Il nous souhaite ensuite un bon séjour, ici même comme sur le territoire marocain, puis disparaît comme il est venu, nous laissant dans l’ébahissement le plus complet, spéculant sur ce qu’il va bien pouvoir faire de nos numéros de passeport. A posteriori, compte-tenu du peu de grimpeurs de passage et de l’incompréhension que cette activité doit susciter dans un pays où le sport n’est pas la priorité, nous aboutirons à la conclusion que cet aimable monsieur fait partie ou est en lien avec l’administration marocaine, administration qui, dès lors qu’on s’écarte des schémas établis et encadrés par les filières spécialisées de longue date, oscille entre la suspicion d’espionnage (au passage de la douane déjà on nous avait demandé avec insistance si nous possédions un drone) ou de quelque activité louche, et une inquiétude infantilisante et un brin liberticide. Il ne manquait plus qu’il nous impose un guide pour nous rendre dans les gorges, une éventualité qui pourrait bien se réaliser un jour ou l’autre eu égard à la dangerosité objective du site et de ses accès, loin devant la randonnée cadeau du Toubkal pour laquelle c’est pourtant déjà le cas.
 

deux des nombreuses peluches (pas les moins mignonnes il est vrai) que Julie a été tentée d'adopter

    Le lendemain notre jour de repos est consacré à la recherche d’un point d’eau où refaire le plein de nos bidons. Un geste tellement anodin il y a encore quelques mois, une gageure ici où les sources, quand elles ne sont pas à sec, sont dès leur embouchure captées et canalisées à l’aide de tuyaux de plusieurs kilomètres de long jusqu’à telle ou telle habitation, où les rivières, compte-tenu des déchets qui y traînent et de ce qui pourrait y avoir été déversé de pire aux environs des villes, sont à proscrire sinon pour la vaisselle et la toilette. Espérant au mieux trouver le saint-graal en route, au pire y acheter quelques bouteilles d’eau minérale, nous prenons la direction d’Aït Attab, agglomération la plus proche de notre position dans les gorges. Peu avant ses faubourgs, les carreaux colorés d’une fontaine nous interpellent. Demi-tour. Nous ne nous sommes pas trompés, deux robinets installés dans un mur en faïence donnent une eau claire qui fait notre bonheur comme celui du voisinage et des gens de passage qui pour beaucoup s’y arrêtent pour remplir une bouteille ou tout simplement boire le contenu d’un des gobelets en plastique accroché par de la ficelle au grillage adjacent. Une image maintenant familière, observée pour la première fois à Sitti-Fatma puis en d’autres lieux ensuite, parfois très isolés, où ces fontaines publiques constituent pour des habitants venant parfois de très loin la seule source d’eau potable à des kilomètres à la ronde. Une image qui ailleurs, en ville, se décline sous la forme de grosses bonbonnes isothermes ou de bidons de 5L recouverts d’un épais tissu, posés sur un tabouret, un gobelet accroché par un fil à leur pied, de l’eau mise en libre-service par quelque bon samaritain chaque jour que dieu fait.

     Aït Attab présente tous les traits de la petite bourgade à mi-chemin entre deux mondes qui cohabitent avec plus ou moins de réussite : d’une part une ruralité sur le déclin mais dont on devine encore la proximité et l’influence à certaines de ses rues en terre battue, à une partie de ses occupants qui n’y sont que de passage pour échanger produits frais contre denrées manufacturées, aux tracteurs et aux animaux de bâts qui occupent la chaussée, aux poulets qui gambadent librement et à l’odeur du pain cuit au feu de bois, à un tempo réglé sur la course du soleil ; d’autre part une modernité affamée qui fait la part belle aux constructions en agglos de plusieurs étages et au plan en damier adapté à la circulation des véhicules motorisés, un développement également remarquable aux écoliers qui sous leur costume portent des vêtements et des chaussures de marque, au téléphones dans les mains ou qui dépassent des poches, aux antennes paraboliques et aux enchevêtrements tentaculaires de câbles électriques, à une paupérisation dont le visage est plus agressif que celui des campagnes. Dans une arrière-cour des gamins portant des maillots de joueurs célèbres tapent dans le ballon entre deux buts signalés par des pierres tandis qu’à un carrefour un duo de policiers procède à des contrôles plus ou moins arbitraires. Pas une femme n’est visible à cette heure. Partout des hommes et seulement des hommes. Des hommes buvant le café en terrasse, des hommes fumant en groupes sous un porche. Des hommes dans les épiceries, chez les primeurs, des hommes ivres déambulant sans but, attirant les regards réprobateurs des plus traditionnalistes, l’indifférence des autres. Des hommes dans les ateliers de mécanique ou de soudure. Des hommes dans les salons de coiffure pour homme. Dans ce contexte, et bien qu’elle soit accompagnée et vêtue des pieds à la tête comme il se doit, Julie attire invariablement les regards, tantôt timides, tantôt réprobateurs.

    Parmi ces hommes il s’en trouve beaucoup dont l’iconoclasme vestimentaire ferait pâlir de jalousie les couturiers de Paris ou de Milan. Tandis que chez les plus jeunes le sports wear domine très largement, les tranches d’âges supérieures semblent partager un goût immodéré pour le mélange des genres, mariant aisément certains codes traditionnels comme la djellaba, le chèche, les sandales ou les babouches en cuir ou encore ces couvre-chefs en laine ou feutre portés sur le dessus de la tête, avec des tendances inspirées d’Europe souvent teintées d’anachronisme comme les pulls aux motifs Jaccard, les pantalons à pince, les vestes de costards de toutes teintes et coupes, les chemises plus ou moins classes, les doudounes et les vestes en similicuir et les imperméables trois-quarts, les baskets de contrefaçon ou encore les lunettes de soleil ou de vue achetées de seconde main et vaguement adaptées à la vue de leur possesseur. La palme de ce look que personnellement j’affectionne particulièrement – sans doute parce que je le pratique un peu moi-même… – revient sans conteste aux conducteurs de deux-roues, géniaux pionniers de la mode combinant l’intégralité de la liste ci-dessus. Pour exemple ce type fonçant la tête dans le guidon de sa mobylette débridée plus que de raison, son visage à peine visible derrière un masque de ski au verre réfléchissant et plusieurs tours d’un chèche couleur sable, des gants de ski disproportionnés aux mains, arc-bouté tel un cavalier sur son destrier mécanique dans son complet gris anthracite entre les épaisseurs duquel dépasse une djellaba laineuse à capuche qui s’agite au vent, le tout se parachevant par une paire de claquettes plus communément visibles aux abords des piscines de Marrakech, et, passée en travers du torse, une de ces bananes à fermeture éclair qui ont eu leur heure de gloire dans les cités de l’hexagone au mitan des années 90 du siècle défunt. Quant à son engin au moteur trafiqué… Ainsi que celui de la plupart de ses collègues motards, il n’est pas en reste, véritable œuvre d’art brut ou cinétique susceptible de rejoindre la collection des mécano sculptures de Jean Tinguely, affublé d’autocollants de toutes sortes et de pièces rajoutées pour leur fonctionnalité (paniers, caisses en plastique, housse de siège…), comme pour leur valeur esthétique ou symbolique d’un statut socio-économique auquel son propriétaire aspire visiblement (chromes multiples, néons, insigne Peugeot provenant d’un capot d’une voiture de la marque).

 

    Il est curieux qu’un paysage qualifié d’emblée comme beau, époustouflant, ou par quelque autre superlatif, se révèle avec l'habitude non pas moins mais toujours plus somptueux. Assis dos au camion comme chaque matin depuis une semaine je ne me lasse pas de ce no man’s land aux allures de Far West, du vertige immense qui me saisit le cœur lorsque mon regard s’y perd, de ses falaises rosées au lever du soleil, rougeoyantes au coucher, et de leurs innombrables accidents dont les ombres projetées, évoluant au fil de la progression du soleil dans le ciel, leur donnent un caractère à chaque heure différent.

genévriers au premier plan des gorges

chêne vert en ombre chinoise sur une vire

    Le beau serait-il cela qui est inépuisable, irréductible au verbe. Une assertion complémentaire plutôt qu’opposée à cette autre acception qui guide mes pas depuis que, aiguillé par quelques lectures, j’en ai fait une sorte de mantra, à savoir que le beau, plus qu’une qualité intrinsèque à la chose ou à l’être observés, est la forme que leur donne l’affection que nous leur portons et l’attention que nous leur accordons. Cela vaut du reste aussi bien pour le panorama grandiose qui s’offre à nous que pour le met des plus simples qui est en train de dorer sur notre gaz, un petit pain rond, luxe aussi simple qu’ultime, mélange de farine blanche et complète que nous prenons un plaisir insoupçonné à pétrir et préparer nous-mêmes depuis quelques jours et pouvons ainsi manger dans la journée, accompagnés d’une boîte de maquereaux ou d’une salade marocaine (oignon, concombre, tomate, huile d’olive et cumin). Lorsque l’occasion le permet nous trahissons parfois ce geste ancestral et universel en les fourrant de l’incontournable Vache qui rit, produit importé en quantité industrielle depuis la Franche Comté voisine de nos terres vosgiennes et consommé sans modération à travers tout le Maroc. Après cette collation quatre étoiles nous rallions une autre partie des gorges où, ne disposant que de très vagues informations à son sujet (nom et situation du parking), nous n’espérons qu’à demi-mot trouver un autre des secteurs équipés par l’équipe visionnaire de grimpeurs Franc-Comtois (tiens tiens…) qui a œuvré avec maestria et flair dans le coin.

     Nous enfonçant jour après jour plus profondément dans le défilé du canyon, repoussant chaque fois un peu plus loin les limites de nos explorations passées, nous faisons la constatation vertigineuse qu’à l’image de l’horizon de l’univers visible qui s’éloigne toujours plus à mesure que nous l’observons, la part de mystère qui entoure ces confins augmente corrélativement à la connaissance que nous nous en faisons. Dans cet environnement aride qu’un regard distrait qualifierait de monotone, chaque rideau franchi en cache d’autres, et ainsi de suite, en une chaîne qui paraît infinie, à tout le moins à l’échelle d’une vie. Chaque paroi, chaque méandre de l’oued et de ses nombreux affluents, chaque vire recèlent des secrets d’ordre géologique, floristique et faunistique sans pareils.

oignons d'une plante que nous n'avons pas su nommer

fleurs de cette même plante

autre endroit, autre stade de croissance

    Garés dans un coteau harassé de soleil où même les oliveraies semblent souffrir, nous passons sans transition à la fraîcheur d’un oued pourtant à sec où nous avançons au jugé avant de le quitter et de nous égarer au milieu des genévriers et de populations de cactus infranchissables. La bâtisse visible depuis la route et que nous avions pris comme point de repère est abandonnée de longue date. Des ustensiles de cuisine traînent ci et là dans la poussière. Ses murs pour partie en pierres sèches jaunes et grises, pour partie en terre crue enduite d’un badigeon à la chaux d’une blancheur éblouissante, tombent en ruines et craquèlent.

la bâtisse à l'abandon

mosaïque

    Sur l’esplanade de plain-pied un olivier dont le pied noueux et large fait penser à celui d’un vieil éléphant trône victorieux et triste à la fois, ne faisant plus d’ombre qu’à lui-même, ses fruits amers, son feuillage nostalgique des palabres des anciens échangés à son pied, des jeux des enfants de plusieurs générations et même des razzias des chèvres prêtes à toutes les acrobaties pour goûter à son écorce la plus tendre. De l’autre côté d’une enceinte prolongeant la partie en terre de l’habitation des pierres dépassant du sol d’une vingtaine de centimètres sont dressées sans ordre mais à distance plus ou moins égale, marquant probablement l’emplacement de sépultures. Des tombes d’une sobriété désarmante, sans signe extérieur d’une confession ou l’autre. Un cimetière d’avant le christianisme et l’islam ? La pierre pour seule épitaphe, ce même calcaire dont il est fait usage partout et pour tout, des maisons aux terrasses des jardins, en passant par les fours et les feux de camps improvisés, les marches des passages aménagés dans la roche et les assises sommaires aménagées à l’ombre des arbres comme on en voit un peu partout dans le pays. 

l'olivier centenaire

des sépultures sans nom

    De retour au lit à sec de la rivière, nous perdons rapidement de l’altitude et quelques degrés Celsius. La végétation se diversifie et se densifie conjointement. Plongeant leurs racines profondément dans les galets et le sable frais du lit de la rivière, des arbres dont nous n’avions jusqu’alors observé que des spécimens rabougris et desséchés affichent une vigueur inédite, leur ramage ample et leur feuillage touffu, leur port plus équilibré car orienté par la seule lumière dans ce couloir étroit en partie protégé des rigueurs du climat et des vents. N’étaient leurs troncs torses et déjetés, leurs boursouflures pareilles à des cucurbitacées hybrides et les rochers imposants qui sont prisonniers de leurs racines, ils passeraient pour beaucoup plus jeunes qu’ils ne le sont en réalité, êtres plusieurs fois centenaires.

bonsaï naturel

arbre profitant pleinement de la fraîcheur de l'oued

détail du tronc d'un genévrier



peau d'arbre
  

    Ailleurs cactus et palmiers nains rivalisent d’inventivité et d’audace pour occuper le plus d’espace possible. Dans un virage l’éclat argenté de plaquettes marque la fin de nos hésitations et le début du secteur. Des voies qui unanimement ne nous font pas le même effet que celles des secteurs supérieurs, aussi nous poursuivons notre descente dans l’oued, méandre après méandre, plus intéressés par le milieu ambiant que par les perspectives d’escalade. Corrélativement les parois prennent de la hauteur, enserrant le bleu du ciel dans un espace de plus en plus exigu. Au détour d’un pan de falaise un cirque brun/gris se dévoile d’un coup, immense amphithéâtre naturel qui s’élève sur plusieurs étages. D’autres lignes de plaquettes auxquelles nous ne prêtons guère attention. 

 

Julie à l'entrée du cirque

    Puis c’est l’étourdissement lorsque de l’ombre surgit une muraille plein soleil d’une centaine de mètres de haut, un à-plat monochrome ou presque percé d’innombrables cavités dont les plus grosses dépassent de loin la taille d’un homme. La fameuse « falaise à trous », objet de notre prospection, choc esthétique renversant.

la falaise à trous

    A cet endroit précis l’oued asséché dont nous suivons le tracé sinueux depuis un moment bascule abruptement pour rejoindre celui de l’oued Al Abid, architecte impétueux et éloquent de ce paysage sans commune mesure, épuisant le vocabulaire de tous les dictionnaires. Sur la gauche une large vire mène à un balcon piqué de cactus démesurés depuis lequel le champ de vision s’élargit sur une facette des gorges autrement invisible, plus ouverte, faisant la jonction dans le lointain avec la vallée d’Ouzoud visitée il y a une dizaine de jours seulement mais déjà à des années-lumière. L’accès à l’oued Al Abid désespérément recherché plus tôt dans la semaine, à cette eau qui nous nargue sans qu’on puisse y goûter, ouvre grand ses bras mais il se fait tard.

couchant sur les gorges vues de l'intérieur

    Soudain Julie m’interpelle. Uniquement remarquable à son large chapeau de paille, un homme, nous l’appellerons Tom Sawyer, emprunte l’oued à sec en sens inverse, cheminant discrètement au pied des falaises. Apparition aussi furtive qu’improbable. A quelques minutes d’intervalle un sifflement strident fend alors le ciel, suivi du fracas de branches cassées. L’objet tombé du ciel, nous l’appellerons ainsi, nous effraie autant qu’il nous intrigue. Ni pierre tombée de la falaise, trop lointaine du point d’impact, ni créature vivante échappée du bec d’un rapace dont nous ne voyons nulle trace, ni objet lancé, il demeure non-identifié, étrangement synchrone du passage de cet homme mystérieux.

    A première vue difficilement accessible la haute paroi qui nous fait désormais face nous attire irrésistiblement, aussi nous revenons sur nos pas et découvrons un passage qui mène à son pied. Nous en rapprochant, ce que nous avions d’abord pris pour les troncs morts d’arbustes ayant élu domicile dans ses différentes anfractuosités, semblent relever d’une tout autre origine. Outre le fait qu’ils paraissent avoir été équarris, les bois en question, fichés pour la plupart perpendiculairement à la paroi, le sont de manière trop régulière et systématique pour être naturels. Des faits qui se corroborent à chaque pas. Malgré la réverbération du soleil la vision se précise et l’esprit chavire de concert. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître ces pieux fixés à des hauteurs et dans des faces que ne dédaigneraient pas un grimpeur l’ont été de main d’homme. D’autres signes confirment bientôt cette hypothèse aventureuse, des agencements de pierres obturant en partie certaines des ouvertures naturelles, et des traces nettes de mortier et de nivellement dans d’autres.

les excavations aménagées

succession de pieux insérés dans les anfractuosités du rocher


le même itinéraire sous un autre angle
pierres sèches et pièces de charpente suggérant une construction plus élaborée à l'origine

    Au-delà des raisons qui ont motivé ce geste, un sujet en soi fascinant, c’est la virtuosité et l’audace qui y ont présidé qui nous secouent en premier lieu. La hauteur effrayante à laquelle trônent certaines pièces de bois, la distance outrancière qui séparent certaines d’entre elles, le profil de la paroi oscillant du vertical au léger dévers et son avarice en prises dans certaines portions, leur ancienneté évidente et l’archaïsme du procédé, tout cela mis bout à bout défie conjointement ma raison d’homme et mon expérience et mon imagination de grimpeur. J’ai envie tout à la fois de crier au prodige et de m’emmurer dans le silence qu’impose et ce prodige et le site hautement énergique où il a pris place. J’ai irrésistiblement envie d’aller y voir de plus près, toucher ce caillou et ces échafauds d’avant l’heure, retenu par la hardiesse du défi et la déférence que je ressens pour ceux qui les ont construits. J’ai envie de comprendre avant toutes choses, essayant dans le même temps d’imaginer l’un d’eux évoluer sur la falaise avec les moyens de l’époque.  Avaient-ils même des cordes ? Ne serait-ce qu’une corde ! Rien n’est moins sûr compte-tenu du caractère fruste de l’ensemble. A moins qu’une partie des constructions aient disparu entre temps, grimper jusqu’aux derniers éléments que nous observons avec nos jumelles, sans le matériel moderne, relève littéralement de l’héroïsme sinon de l’inconscience. Mais cela bien sûr selon nos critères et nos schémas de pensée actuels, hommes et femmes du XXIème siècle plus préoccupés par leur sécurité et leurs loisirs que mués par quelque nécessité vitale ou faim spirituelle comme ce fût le cas, ici comme ailleurs, par le passé. Car s’il y a bien une certitude parmi la tornade de spéculations qui secouent mon esprit, c’est qu’ils ne montaient pas là-haut gratuitement, défiant la gravité pour le seul frisson ou le plaisir induit par le dépassement de soi que nous-mêmes y trouvons aujourd’hui sur des parois similaires. Pour quel motif alors ? Rite initiatique ? La très palpable charge émotionnelle qui nimbe ce haut-lieu nous incite d’abord à penser qu’il était lié à un culte, propitiatoire ou mortuaire, plus qu’à quelque nécessité pratique, mais rien n’est moins sûr et les recherches effectuées en aval iraient dans ce second sens bien que nulle information sur ce site précis ne ressorte de notre enquête. Une zone d’ombre de Google, ou blanche plutôt, comme les territoires non explorés figurant de cette couleur aux prémices de la cartographie. En l’absence de références sur des sépultures en hauteur au Maroc, nous nous rabattons sur la seule autre interprétation possible, à savoir celle de greniers à grains et autres vivres de première nécessité dont on trouve des exemples dans différentes régions du royaume. Des constructions certes beaucoup plus élaborées, et situées non pas en pleine paroi mais sur des vires aériennes dont l’accès pouvait être rendu impossible aux éventuels convoiteurs en retirant depuis le haut une simple échelle ou rampe. L’explication, pour plausible qu’elle soit, ne tarie pas notre soif de comprendre, et c’est avec ces éléments éparses en tête et une sorte d’attirance physique que nous reviendrons quelques jours plus tard sur place. Pour l’heure nous continuons de longer la paroi et de nous tordre le cou régulièrement pour admirer ce chef d’œuvre architectural parcellaire. Malgré ces pièces manquantes plusieurs « voies » plus ou moins audacieuses sont encore clairement lisibles, dont la plus évidente emprunte les gradins d’un énorme bloc détaché de la face avant de bondir de poutre en poutre jusqu’à une importante cavité perchée à plus de 50m du sol, où les restes d’un mur en pierres sèches tiennent encore debout.

    Des cas similaires de peuples grimpeurs, capables de solos dignes de figurer dans les ouvrages de référence occidentaux, ont été signalés par des explorateurs ou des ethnologues au cours du siècle dernier, en Afrique notamment (pays Dogon au Mali), mais aussi aux USA où des artefacts ont été découverts au sommet de certaines tours inaccessibles autrement que par des itinéraires relevant de l’escalade, et en Asie encore où on retrouve ces exemples bien connus des cueilleurs de miel ou de nids d’hirondelles évoluant à l’aide de bambous et de cordes tressées dans le vide de baumes calcaires colossales. Mais les berbères ? Réputés pour être de solides randonneurs qui ne se laissent pas impressionner par les pentes les plus raides et les ravins les plus abrupts, au besoin en y aménageant des passages à l’aide de tronc et de pierres, le cas de l’oued Al Abid, avec sa verticalité intimidante pour le commun des mortels, relève de compétences d’un tout autre degré et se démarque par sa singularité sur tout le territoire. Encore une fois, comme à Oukaïmeden, cette simplicité de moyens et de fins qui caractérisent ces hommes de l’Atlas m’interroge sur ma propre pratique et me remet à ma juste place.

    Selon toute vraisemblance deux possibilités peuvent expliquer l'absence d'informations qui entoure ce site archéologique exceptionnel. Soit tout le monde s’en contrefout. Soit les personnes au courant de son existence parmi les locaux préfèrent par respect pour leurs ancêtres, tabou ou soucis de préservation, le garder secret. Un point de vue qui se défend tout à fait compte-tenu de ce que nous avons vu de la manière pour le moins ambigüe dont les richesses patrimoniales sont valorisées, mais un point de vue qui tranche avec ce besoin pressant généralisé d’exploiter jusqu’à la moelle ces mêmes ressources, d’autant plus dans une zone paupérisée comme celle-là. Quel malheur s'est abattu sur ce pays pour qu’il en oublie une partie de lui-même, de ses propres racines, de ce qui a fait sa grandeur, son courage et son génie ? Dans quelle mesure et pour quelle part la colonisation, autrefois territoriale, symbolique et numérique aujourd’hui, y a participé et y participe ?

    Ce sentiment de fouler un sanctuaire inviolé est soudain contrarié par la découverte d’une plaquette et d’un maillon rapide isolés à quelques mètres du sol ainsi que par ce qui ressemble, à un mètre de là, à une cordelette défraîchie par le soleil passée autour d’une lunule.

maillon et cordelette, les objets du sacrilège

    Grimpeurs aventureux ayant projeté puis abandonné une escalade de cette paroi en style traditionnel ? Pilleurs ? Curieux de passage comme nous ? Une énième couche qui s’ajoute à l’énigme déjà épaisse englobant cet endroit proprement fantastique, étourdissant de beauté. Le rocher lui-même, avec ses coulées gris-bleu tranchant par touches éparses avec le jaune dominant, suscite un vertige esthétique puissant, une émotion qui n’est pas sans faire penser à celle que l’on peut ressentir devant certains chefs d’œuvre minimalistes de l’art pictural du XXéme siècle, un sentiment archaïque qui partant ne manquait sans doute pas de toucher les bâtisseurs ayant élu cette paroi parmi les centaines d’autres qui composent le canyon. Comme ne devait pas manquer à son tour de les interroger ce phénomène acoustique étrange que nous percevons un peu plus loin sur la vire, cheminant sur les traces des chèvres parmi des coussins de cactus gros comme plusieurs canapés. Au pied d’une baume gris clair où s’entassent et roulent sous nos pieds les déjections de ces dernières, le grondement du cours d’eau qui cavalcade en contre-bas se dédouble soudain en une sorte d’écho tout proche et localisé, mirage sonore d’une tonalité plus cristalline qui semble non pas se répercuter mais jaillir de la paroi comme d’une source dans un effet saisissant. 

une toile de Tal Coat ?

traces de suie témoignant de la fréquentation intense du site

coulures


clair-obscur

    Le soir même, buvant une tisane sous le ciel moucheté de constellations, une traînée lumineuse dont les caractéristiques (couleur, distance, queue de la trajectoire semblable aux dernières flammèches d’un feu) ne correspondent pas à celles d’une classique étoile filante, entre en résonance avec l’événement dont nous avons été les témoins incrédules quelques heures plus tôt ; cet objet tombé du ciel qu’entraîné par ma nature rêveuse et un brin spéculative j’assimile en un éclair avec une météorite, une idée passablement saugrenue qui laisse Julie un tantinet songeuse. Néanmoins aussi fascinée que moi par la beauté et le mystère de cette face cachée des gorges, il ne nous en faut pas plus et nous revoilà sur place dès le lendemain, fouillant minutieusement la zone où nous avons entendu l’objet tomber. Nous ramassons quelques échantillons dont les caractéristiques pourraient correspondre à la forme et composition d’un objet stellaire puis nous nous perdons à nouveau très vite dans la contemplation de cette citadelle naturelle au magnétisme souverain et de l’ouvrage architectural défiant les lois les plus élémentaires du genre dont elle est nantie. Observant la paroi d’un point de vue différent et à une autre heure du jour qui laissent mieux voir certains détails, armés par ailleurs de nos jumelles oubliées la veille, nous remarquons, en plus des étais en bois et des vestiges de murs condamnant à l’origine certaines cavités, plusieurs formes coniques en terre nichées dans le fond d’autres ouvertures, des objets dont la forme et les dimensions font irrésistiblement penser aux fours à pain que nous avons observés à l’arrière des maisons un peu partout dans la région. 

 

dans le fond de la deuxième grosse cavité en partant du bas, formation conique faisant penser à un four
    

    S’il s’agit bien de cela, la présence de ces fours induit qu’on ne se contentait pas de monter et descendre le long de ces échelles archaïques mais qu’on vivait en paroi, au moins quelques jours. Une pensée dont les conséquences, tant elles sont abyssales, nous laisse sans voix. Plus haut encore un lambeau de corde usé, noué à la base d’un arbuste, pendouille sur quelques mètres. Un objet d’un âge indéfinissable précisément mais datant d’après l’invention du tissage synthétique d’après son allure torsadée. Point le plus haut atteint sur la falaise, cet indice postulerait pour l’utilisation de cordages lors de la construction. Ou bien seraient-ce les restes d’une expédition ultérieure tentée depuis le haut ? Compte-tenu de l’état dégradé des pièces de bois et de la durée de vie d’une corde en matière naturelle dans ces conditions d’ensoleillement, cette dernière interprétation, allant dans le sens de la fouille ultérieure de ce site, semble toutefois la plus plausible. En faisant le tri dans mes photos quelques jours plus tard je découvre une nouvelle preuve de ces visites sauvages en la présence, au fond d’une des plus grosses ouvertures, d’un relais comme on en trouve au sommet des voies, deux plaquettes oxydées reliées par un anneau de cordelette. J’emploie ici le mot sauvage avec des pincettes car rien ne nous prouve que cela ait été fait sans l’accord des locaux ou des autorités compétentes en la matière, mais pourquoi alors n’y a-t-il pas eu de suites ni aucunes traces écrites relatant la découverte de ce site archéologique de grande valeur patrimoniale ? Nous quittons les lieux avec finalement plus d’interrogations que de réponses, leurs secrets bien gardés ne laissant pas de nous habiter le long du chemin de retour puis par après, le sujet s’immisçant pendant plusieurs jours dans nos pensées et nos discussions diurnes ainsi que sur la scène de nos rêves. 

sur la vire qui longe la paroi, les jardins suspendus de l'oued Al Abid (pour une idée de l'échelle, voir Julie en bas à droite)

    Dès le début de notre dernier jour sur place une douce mélancolie teinte le regard que nous portons sur les parois faisant face au camp, sur le plateau pelé qui le surmonte, sur le camp lui-même, jonché ci et là de coquilles d’amandes et des petites taches brunes du marc du café que nous buvons chaque matin dans l’entrebâillement de la porte coulissante du camion. 

 

le plaisir simple des amandes tout juste décortiquées

    De retour sur la vire qui dessert le secteur où nous avons pour la première fois touché ce caillou sculpté par la nature avec un soin d’orfèvre, nous réalisons le chemin parcouru depuis, de l’effroi paralysant qui allait de concert avec chaque coup d’œil vers ses sommets, à l’attrait vif, empreint d’un début d’assurance, que provoquent aujourd’hui ces mêmes lignes. Parallèlement nous entrevoyons la distance qu’il reste à parcourir, semée d’autant d’embûches que d’heureuses surprises, touchant à peine, pour notre plus grand bonheur d’élèves, à cette maturité nécessaire à la réalisation de grandes voies d’ampleur en terrain d’aventure. Face à nous les ombres franches à cette heure révèlent des reliefs insoupçonnés qui sont comme autant d’invitations à la lecture de lignes que nous ne réaliserons sans doute jamais mais que l’imagination goûte avec plaisir, dièdres monumentaux, arêtes aériennes, toits truffés de concrétions plus bizarres les unes que les autres. Inspirée par la quiétude ambiante, Julie se fend rapidement d’une nouvelle très belle réalisation. Désormais plus affûtée physiquement, familiarisée avec ce calcaire généreux en prises de pied et intermédiaires qui lui sied à merveille, plus aguerrie que jamais avec cette sensation aspirante que produit le vide dans son dos, elle effectue une montée de reconnaissance méthodique des mouvements dont elle a le secret puis parvient à dompter au premier essai ce (probable) 6C sculptural et graphique. Un essai limite, de ceux qui marque au fer rouge la surface de la mémoire. De ceux où, les bras tétanisés, gonflés d’acide lactique, les coudes qui lèvent, à bout de souffle et à court d’idées, l’esprit bascule dans cet état de suspension inusité que rien ne peut perturber, état d’omniscience aussi bref qu’addictif où en l’espace d’une demi-seconde il est capable d’analyser la situation environnante avec force détails et dans le même temps d’envisager différents scénarios menant à autant de possibles. Une ivresse sobre dont elle n’avait jusqu’alors que rarement eu l’expérience, en tous cas en voie. Produit dérivé de ces états-limites où le cerveau franchit un seuil, celui des portes de la perception poussées en leur temps par Huxley et consorts avec des moyens plus directs et moins naturels. Instant de grâce ou de magie, ersatz de satori, lumière fugace d’un voyage spirituel apocryphe. A l’autre extrémité de la corde, avec elle par le regard et la voie, je ressens moi-même ce frisson puissant, le plaisir et la joie de dépasser la peur et le doute ; et je prends conscience à cette occasion que, contrairement à l’idée que je m’en faisais, induit en erreur par une pratique assidue du bloc où la proximité immédiate de l’autre génère et entretient une complicité immédiate et naturelle, la pratique de la voie a aussi ses épiphanies mutuelles, la corde qui unit les deux partenaires transcendant à sa manière cette distance inexorable creusée par la hauteur.

    Pour ma part, après une immersion intégrale dans l’univers méconnu du « à vue », je me tourne vers une ligne plus difficile, évaluée à 8A+ ou 8B selon les recoupements effectués à partir des bribes d’informations en notre possession, une voie au pied de laquelle je suis tombé en admiration lors du repérage tardif d’un dernier secteur. L’itinéraire remonte sans en dévier une large bande d’un bleu allant du pastel à l'ardoise, elle-même bordée de différents tons ocres jaune ou rouge en fonction de l'ensoleillement, couleurs qui semblent littéralement ruisseler le long de la paroi, pareilles à ces coulées de peinture dont les graffeurs usent pour réaliser leurs fresques murales. Contrairement à d’autres places la calcification qui a donné lieu à ce chef d’œuvre pictural est exempte de ces picots et de ces grumeaux qui ont la fâcheuse tendance à s’effriter sous la pression des doigts, d’autant plus sur une falaise peu visitée. Ce toucher lisse ainsi que le caractère organique du relief, tout en rondes bosses, achèvent de me séduire.

la ligne en question remontant cette coulée magnifique

détail dans le bas de la coulée

non loin, d'autres tons

    Après une première montée pour le moins laborieuse au cours de laquelle la partie sommitale, bien que physiquement et techniquement plus aisée que son pied typé bloc, me réserve quelques frayeurs liées à l’état poussiéreux et à la fragilité de certaines prises, je suis sur le point de baisser les bras. Les pieds qui cassent ou roulent, les picots en question finalement nombreux, la poussière générale ont raison de moi et des progrès accumulés depuis une dizaine de jours dans la gestion de la peur. Dégrisé par ce contrecoup brutal et imprévisible seuls les encouragements de Julie m’incitent à laisser les dégaines en place pour mettre ne serait-ce qu’un essai. Bien que la voie soit clairement à ma portée je peine à renouer avec l’influx nécessaire pour négocier les pas de bloc de ce joyau bleu. Dans le premier essai infructueux mon escalade façonnée par une semaine de « à vue » manque d’explosivité, de la précision et du contrôle qui font pourtant ma force en bloc.  Au second, après avoir négocié avec réussite les deux crux principaux, je commets une erreur aussi minime qu’impardonnable dans ce genre de voie, un micro-calage de bassin qui me déséquilibre au moment de saisir la prise suivante et m’envoie dans le baudrier quelques mètres plus bas, rageant après moi-même et ce pied lointain que j’ai omis de nettoyer lors de la reconnaissance de la voie.  Grimper en falaise, sur ce rocher sculpté qu’est le calcaire, demeure toutefois un réel plaisir. Un geste qui, mobilisant l’intégralité du corps, s’apparente à une forme évidente de danse tandis que le bloc et le grès sur lequel nous le pratiquons principalement, de par leur épure commune, tendraient plutôt vers les arts martiaux, leur geste juste, isolé, requérant un déploiement instantané de toute l’énergie du corps et de l’esprit. Alors dans les starting-block pour une nouvelle tentative, un jeune perché sur la corniche nous interpelle soudain et nous fait de grands gestes que nous interprétons comme le signe qu’il serait arrivé quelque chose à notre camion garé là-haut. Je m’élance donc une dernière fois mais sans réelle conviction ni aucune concentration, pressé de mettre un terme à ce suspens flippant. Le résultat est couru d’avance, je suis dans le baudrier dès le premier crux, et m’empresse d’atteindre la chaîne pour déséquiper la voie, tirant sur les dégaines pour gagner du temps. Nous replions nos affaires dans la précipitation et remontons en quatrième vitesse jusqu’au plateau. Le camion est tel que nous l’avions laissé… Plus peut-être que le fait d’avoir coupé mon élan et de m’avoir interdit de mettre un ultime essai, plus que la déception évidente de ne pas avoir enchainé cette voie déjà mythique dans mon esprit, nous reprochons à cette mauvaise blague de nous avoir coupé l’herbe sous le pied en nous volant à l’un et l’autre nos derniers instants dans le canyon. Mais peut-être est-ce pour mieux y revenir… Une troisième fois confirmant l’adage bien connu.

après la frayeur la quiétude du crépuscule
 

    Pour l’heure la région de Zaouiat Ahansal où nous traînons nos savates depuis une semaine, contrée non moins sauvage malgré sa renommée historique dans le monde de l’escalade, tient largement ses promesses et nous a déjà offert, outre de belles réalisations en falaise et des randonnées à couper le souffle, de faire quelques rencontres aussi brèves qu’enrichissantes avec les résidents de cette vallée enclavée, peuple aussi libre que fier. Un facteur humain qui commençait à faire cruellement défaut à notre périple.

Commentaires

  1. Merci pour le partage les amis 🙏

    RépondreSupprimer
  2. Vous me faites partir avec vous grâce à vos récits.... C'est super sympa de partager ainsi. Continuez car maintenant j'en suis friand.... Bises et profitez à fond.

    RépondreSupprimer
  3. Quel article. J'y suis. Chapeau à la plume. Et merci de ce temps partagé.

    RépondreSupprimer
  4. Un vrai régal ces articles!
    Profitez bien, à bientôt
    Sarah

    RépondreSupprimer
  5. Merci pour votre récit 🤩
    Pour les fleurs j'opterais pour des asphodèles blanches, berrouaghia là bas 🤍 A très vite. Yael

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés