Sardaigne : l'autre nom de l'escalade

 


    Après les côtes espagnoles où, malgré de très bons moments vécus en falaises (sur lesquels nous reviendrons en images, ou en textes, selon notre courage…), nous n’avons eu cesse de déplorer une urbanisation anarchique qui se soucie plus du paraître et du confort individuel que du bien commun que représente leur patrimoine naturel, ainsi qu’un modèle agricole à cette même image, en l’occurrence celle de ces serres qui étouffent littéralement le paysage sur des centaines de kilomètres carré ; la Sardaigne, à tout le moins ce que nous en avons vu jusqu’ici, en trois semaines de vadrouille, présente un visage aux antipodes de cette dystopie qui évoque immanquablement les romans de science-fiction mais qui n’a désormais plus rien de virtuelle. 

    Sans aller jusqu’à la sacrer de modèle de développement durable, cette île pourtant très touristique à ses heures échappe à ces dérives meurtrières des cultures et des milieux ainsi qu’au désir intarissable de croissance et à la surenchère aveugle auxquels incite tout un chacun, force de stratégies toujours plus sournoises, le modèle socio-économique en vigueur urbi et orbi. Cette particularité, cette exception sarde comme il y a eu l’exception Taghia, a pour sûr partie liée avec son insularité, cet enclavement naturel qui comme là-bas, dans le Haut-Atlas, isole autant qu’il préserve, mais aussi, seconde barrière et défense contre l’expansion du règne de la quantité, avec la géographie du territoire lui-même, tout de rocs, de ruptures de pentes et de lignes brisées ne laissant que très peu de marge de manœuvre aux urbanistes, bâtisseurs et autres aficionados du béton. Des innombrables massifs granitiques et calcaires qui occupent l’intérieur des terres au littoral furieusement morcelé, parfois inaccessible autrement que par voie maritime, en passant par les forêts labyrinthiques de chênes lièges et verts, les maquis infranchissables et les vallées très encaissées, la ligne droite et l’angle droit, qu’il s’agisse de réseau routier ou d’infrastructures, ne sont ici guère de mise. Contraintes pour les uns, ces caractéristiques sont à nos yeux un véritable atout que ce soit pour l’île et ses habitants bien sûr, dont, preuve indubitable des qualités de vie encore en cours aujourd’hui, un plus grand nombre qu’ailleurs sont centenaires, mais également pour nous qui nous plaisons dorénavant plus à louvoyer – et flâner – au grès des coups de cœur, qu’à couper au court d’une destination à l’autre.


Outre-mer

    Pour la seconde fois du voyage nous embarquons donc à bord d’un ferry, immense celui-ci, ses flancs dépassant de plus d’une vingtaine de mètres du quai où nous patientons parmi une flopée d’autres voyageurs en fourgon aménagé. Une véritable forteresse flottante qui m’évoque immanquablement les monades urbaines décrites dans son roman éponyme par Robert Silverberg, une cité à part entière comme nous nous en apercevons bientôt, errant d’une soute puis d’un ponton à l’autre, au long de corridors labyrinthiques, à la recherche des places qui nous ont été attribuées à l’enregistrement. Les sièges en question présentant une ergonomie à l’équerre, nous imitons nos voisins eux-mêmes déjà allongés entre les rangées de sièges mais sans le tapis de sol et le sac de couchage que ces derniers, en habitués, ou simplement mieux renseignés, ont eu la présence d’esprit d’emporter avec eux sur le bateau… Nous nous levons donc au petit matin le corps ankylosé et le pied pas tout à fait sûr après cette nuit aussi inconfortable qu’agitée par le roulis du navire. Ici et là les affaires de plus malins traînent dans les recoins des allées ou sur les banquettes des espaces dédiés à la restauration, confirmant ce sentiment de nous être faits escroquer de 20 euros par tête pour ces places attitrées en option sans aucun intérêt ni avantage. A bon entendeur…

    Quelques cafés plus tard, après un peu plus de 14h de mer, les côtes sardes sont en vue, le ciel présentement maussade n’assombrissant pas le moins du monde notre excitation de nous immerger en terre et langue inconnues pour l’un comme pour l’autre. Le lendemain, comme en écho à ce tajine qu’un routier nous avait invité à partager dès notre arrivée au Maroc, un couple de pêcheurs d’oursins fournissant les restaurants locaux nous offrent gracieusement 5 spécimens fraîchement sortis de l’eau, un met raffiné, fort prisé des amateurs d’iode, mais dont, à cette heure crûment matinale, nous ne consommerons qu’une partie, à savoir le corail d’un unique oursin, remettant les autres à la mer une fois nos aimables bienfaiteurs remontés dans leur voiture.

    Compte-tenu de la quantité astronomique de signets qui ornent les pages de nos topos de bloc et de voie nous brossons succinctement les grandes lignes de l’itinéraire le plus logique (entendre le plus économe en gazole) nous permettant d’en découvrir une majorité : une boucle horaire démarrant par le nord de l’île où nous venons de débarquer pour ensuite se poursuivre le long de la côte est, de loin la plus généreuse en falaises, avant de s’achever par le sud, est, puis ouest, où nous tirerons notre révérence au couchant pour rallier le continent.


Castelsardo, tranquille port de la côte nord


Espoir déchu

    Célébrée par les grimpeurs depuis une bonne trentaine d’années tant pour la quantité que pour la qualité de son calcaire, la Sardaigne compte également plusieurs zones à dominante granitique caractérisées par de vastes amoncellements de blocs sur lesquels les amoureux du genre ont jeté leur dévolu au tournant des années 2000 avec l’essor mondialisé de la pratique. Direction la Gallure donc, région la plus au nord, et plus précisément le Monte Pulchiana, un dôme d’un peu plus d’une centaine de mètres qui toutes proportions gardées nous évoque d’emblée le Yelmo, autre mamelon remarquable dominant Manzanares el Real, escaladé lors de notre premier passage en Espagne, aux prémisses du voyage. 

le Monte Pulchiana et ses abords

    Par-delà les distances l’un et l’autre possèdent le même aspect général, la même majesté dans le paysage, la même apparente inviolabilité, et, last but not least, les mêmes incommensurables champs de blocs éboulés à leur base. Des morceaux de granit de plusieurs tonnes différemment façonnés par les éléments selon qu’ils sont ou non exposés aux vents dominants et selon leur dureté intrinsèque, présentant des formes tantôt ovoïdes, tantôt déchirées ou creusées d’anfractuosités sphériques appelées tafoni. Une irrésistible invitation à grimper que nous n’aurons malheureusement pas l’occasion d’honorer, Julie se faisant dès les premières minutes houspiller et dégager manu militari par la propriétaire de la parcelle où sont situés les problèmes répertoriés dans nos pages, un argument dont cette dernière n’a cure, passant visiblement sa colère emmagasinée jusque-là sur la première personne venue.

    Passé le désarroi initial, et nos récriminations intérieures quant aux informations transmises par le topo en question sorti en… 2023, premières d’une longue et irritante série, nous nous tournons vers le Monte Pulchiana lui-même, a priori en domaine public, sur lequel une page internet nous confirme la présence de quelques grandes voies équipées. Après une approche laborieuse à travers un maquis aussi piquant qu’odoriférant nous nous faufilons entre d’énormes blocs évidés pouvant contenir une voiture puis rallions le pied du dôme au niveau de la voie élue sur le pouce à peine une heure plus tôt. Une veine de quartz s’élève à perte de vue dans la masse du géant autrement vierge de toute aspérité, conférant à l’itinéraire un graphisme épuré et un style atypique. C’est donc à pas de chats que nous remontons cette échelle insolite sur deux immenses longueurs avant une traversée de jonction sur une vire puis une dernière section dont le caractère aérien compense le moindre intérêt gestuel. 

tafoni

ambiance aérienne pour cette première longueur de 45m

Julie dans la seconde longueur qui suit la même veine de quartz

    Avec ses rochers posés en équilibre les uns sur les autres, ses arbres tortueux dont la croissance est le fruit d’un fragile compromis entre le besoin de lumière et celui de tenir au vent, ses parterres de plantes grasses rougeoyants, le sommet a l’allure de ces jardins zen où le microcosme reflète le macrocosme, où la partie, en tant qu’image du tout, invite à la méditation sur les liens qui les unissent. 

ces jardins qui évoquent l'art japonais

panorama depuis le sommet

parterre de plantes grasses

    Au-delà de ce monde en miniature le maquis ondoie sur des dizaines de kilomètres, chacune de ses buttes surmontée d’un affleurement de granit aux contours et aux proportions plus harmonieux les uns que les autres, comme autant de ces jardins d’agrément japonais. Plutôt que de rappeler dans la ligne empruntée à la montée, nous descendons par la voie normale, une succession de ressauts et de cheminées où pendent çà et là des cordelettes et des mains courantes hors d’âge. Un itinéraire qui de fil en aiguille nous mène jusqu’à un secteur de bloc camouflé sous les chênes dont le topo ne fait pas mention, un lieu balisé et aménagé d’une façon ostentatoire (peinture, messages, poutre d’échauffement pendue à un arbre…) qui nous laisse songeur, un geste non pas irrespectueux mais à notre sens déplacé en pareil lieu. Bien que certains passages tracés dans des tafoni interpellent notre curiosité, ils nous attirent notablement moins que ceux dont on nous a interdit l’accès ce matin, aussi, dès le retour au fourgon, nous tournons le dos à la zone sans avoir sorti les crashpad.

érosion


Quand la nature touche au surnaturel

 face aux formations "surnaturelles" du granit du Capo Testa

    Bien connu des amateurs de baignade pour ses innombrables criques à l’eau cristalline, le Capo Testa, à l’extrême nord de l’île, a également fait l’objet d’un intérêt sporadique de la part des grimpeurs au cours des trente dernières années. Outre la poignée de voies référencées, et bien que notre topo ne le stipule pas explicitement, une photo de Michele Caminati, fort grimpeur italien, les pieds à plat dans une dalle de 6m plongeant dans la mer Tyrrhénienne, nous laissait à penser qu’il devait y avoir matière à faire du bloc. Et comment ! Dès notre arrivée sur place, au détour du dernier lacet menant au cap proprement dit, c’est le choc esthétique, un truc renversant, une épiphanie athée. 

la Cala Spinosa

    De part et d’autre de la Cala Spinoza, la plus fameuse plage du coin, des chaos de granit gris-orangé dégringolent vers les eaux turquoises telles des forteresses en ruine nées de l’imagination d’un architecte qui aurait forcé sur le LSD. Tandis que les formes ouvragées des blocs eux-mêmes donnent à voir la puissance des éléments, embruns, vents, précipitations qui les ont travaillés de longue date, l’ensemble laisse deviner les forces telluriques titanesques qui en ont dicté la formation il y a plus longtemps encore. Mariage de futurisme et d’archaïsme les contours de ce paysage ne ressemblent paradoxalement à rien de terrestre et, marchant le long du sentier qui mène aux voies, fascinés par ce spectacle, nous avons la vive impression d’avoir traversé l’espace intersidéral plutôt qu’une partie de la Méditerranée.

un grimpeur allemand perdu dans le chaos du secteur de voie

 au pied d'une des rares voies en état du secteur

au pied de la même voie

    Au milieu de ces invraisemblables agencements de granit se distinguent à leurs coulées couleur de rouille plusieurs lignes de plaquettes oxydées qui trahissent les lubies de quelque grimpeur en mal de montagne lors de vacances dans la région. Car si le rocher ne manque pas, loin s’en faut, il se prêterait plus volontiers, de par ses dimensions plutôt limitées et sa faible concentration en prises, à la pratique du bloc qu’à celle de la falaise comme nous nous en rendons assez vite compte après deux courtes voies néanmoins insolites. Conscient du chantier considérable qui consisterait à explorer la zone, repérer les blocs réalisables parmi la multitude offerte puis en effectuer la purge sur corde, je me fais une raison et me range à la proposition de Julie de réaliser ne serait-ce que le premier de ces points même si je devine la frustration inévitable qu’il risque d’entraîner. Partis du cap nous longeons donc la côte sur plusieurs kilomètres, découvrant bien vite que celui-ci n’était qu’un avant-poste, la porte ouvrant sur un univers baroque aux proportions inimaginables de là où nous nous trouvions. Derrière chaque amoncellement chaotique, derrière chaque crique aux berges déchiquetées, ce sont d’autres amoncellements démesurés camouflant d’autres anses féeriques, d’autres blocs plus spectaculaires, d’autres formes plus fantasmagoriques qui sont comme autant de sculptures que n’auraient pas reniées Henry Moore, Nicky de Saint-Phalle et tant d’autres artistes après eux.




les paysages sculptés d'ombre et de lumière 

    Contemplant ces chefs d’œuvres, l’harmonie du vide et du plein qui les caractérise, les clairs-obscurs que la lumière cinglante y déploie, la légèreté apparente de ces dizaines de tonnes de granit et les limites de la matière physique que certains défient, qu’il s’agisse d’équilibre des masses, de finesse de la roche, de porte-à-faux improbable – contemplant tout cela se confirment une fois de plus les raisons qui m’ont toujours fait préférer à l’art formel, in fine pâle imitation des choses, l’art qu’on dit conceptuel, aussi abscons soit-il parfois, dans lequel la dimension langagière, seule vraie singularité de l’homme parmi le règne des vivants, prime sur la forme et déploie les potentialités créatives du jeu sur le sens. Le « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte pour prendre un exemple classique et du reste pionnier du genre, tableau montrant une pipe, représentation d’une pipe et non pas pipe. D’un point de vue formel rien n’a été fait de mieux ni ne le sera que ces modelés à la fois d’une modernité plastique sidérante et d’un primitivisme éloquent, ces courbes façonnées par les tempêtes les plus brutales et par le lent travail du vent qui sont pareilles à un relevé météorologique plusieurs fois millénaire. 




ombres et lumières subliment l'harmonie des formes

    Nous errons une bonne partie de la journée dans ce dédale minéral aux allures de décor d’heroic-fantasy, parmi ces profils évoquant vertement la matière organique, piquant tantôt vers la mer où nous nous perdons dans l’observation de la faune et de la flore sous-marine qui s’épanouissent à l’abri de la houle dans des bassins peu profonds, sorte d’aquariums naturels où poissons, anémones de mer, crustacés, algues et méduses rivalisent d’originalité chromatique, tantôt vers quelque bloc mettant en émoi notre imagination à des centaines de mètres de distance, des blocs souvent (trop) hauts, difficiles voire futuristes mais toujours sublimes, d’une originalité à faire pâlir les meilleurs designers de prises et d’ouverture que compte le circuit mondial de la discipline.

méduse 1

méduse 2

méduse 3

blocs futuristes

une partie du dédale

   
Au détour d’un pilier d’une quinzaine de mètres semblable à une gigantesque flamme battue par le vent dont nous nous sommes approchés pour mieux en apprécier la beauté, nous remarquons quelques plaquettes rouillées qui émaillent de loin en loin son fil aérodynamique, traçant une ligne époustouflante, aussi pure qu’intimidante, preuve que ces profils surréalistes ont séduit d’autres que nous. 

le pilier en question haut d'une vingtaine de mètres

    Quant au bloc, activité par essence plus éphémère, les traces d’éventuels prédécesseurs auront disparues avec les dernières pluies mais le potentiel hors-norme n’a certainement pas laissé indifférents les îliens adeptes de la pratique. N’étaient le grain pour le moins grossier et, malgré la concentration colossale de caillou, la distance entre les passages les plus intéressants, il y a d’ailleurs fort à parier que le site apparaîtrait en tête des must européens du genre. Une constatation qui nous laisse un sentiment ambivalent, entre fascination et déception, rêve et réalité. Aussi nous contentons-nous d’imaginer et d'exécuter en pensées ces mouvements inouïs, poursuivant notre errance jusqu’à une vallée donnant sur une crique moins austère, plus ouverte et végétalisée, où quelques marginaux semblent avoir élu domicile ou faire quelque retraite spirituelle prolongée. 

une des innombrables criques du cap

un fauteuil dont le dessin ferait pâlir les designers les plus créatifs

    Il faut dire que l’endroit, parfait équilibre entre terre, ciel et mer, invite particulièrement à goûter au repos et à l’union du corps et de l’esprit. Nous nous y restaurons puis rebroussons ici chemin alors que sous nos yeux s’étendent encore des hectares de ce paysage à nul autre pareil dont les motifs, à la manière de fractals, se répètent de loin en loin, de l’infiniment petit à l’infiniment grand.

ambiance "quatrième dimension"

épave échouée entre les rochers

détail de l'épave

    De retour au camion, à la faveur d’un ciel moins brûlé qu’en matinée, les côtes corses et les falaises de Bonifacio se laissent plus distinctement deviner, la France à quelques longueurs de brasse, plus proche que jamais depuis notre départ. Bien que notre périple soit déjà bien avancé son horizon n’est que dans quelques mois et nous lui tournons le dos une nouvelle fois, littéralement envoûtés par les bribes de Sardaigne que nous avons vues, hâtifs d’en éprouver d’autres.  

les côtes corse depuis la Cala Spinosa


Coquillages et concrétions

le golf d'Oroseil et le village de Cala Gonone

    Après une halte aussi brève qu’insolite sur un secteur de bloc localisé au sens propre à deux pas des faubourgs d’Arzachena, petite bourgade de Gallure, le temps de réaliser les quelques passages classiques et partant de confirmer cette impression de plus en plus nette que ce n’est pas ici que nous tarirons notre soif de bloc, nous levons les voiles pour le golf d’Orosei, un front de calcaire en arc de cercle d’une vingtaine de kilomètres de long où se trouvent une myriade de falaises et accessoirement quelques-unes des plus belles plages et criques de l’île, un mariage assurément séduisant pour qui souhaite allier les deux activités et qui explique pour beaucoup sa renommée dans le monde de l’escalade. 

Julie dans un 6C d'Arzachena

les formes insolites du granit

au pied d'un 6B qui s'avérera assez effrayant

un air de far-west

    Mais le lendemain matin ce ne sont ni les vagues ni le cliquetis des mousquetons qui nous réveillent mais les clochettes des chèvres qui gambadent autour du camion, parmi les cistes, les chênes verts et… les vestiges d’un karting désaffecté isolé de tout, une image singulière dont le contraste nous rappelle avec amusement et un soupçon de nostalgie certains coins du Maroc. Derrière nous, objet de notre visite, de cet arrêt préliminaire dans le golf, se dresse la Poltrona, paroi mythique où ont été posées les premières plaquettes de Sardaigne et par conséquent les bases d’une histoire de l’escalade sportive qui continue à s'écrire, certains des acteurs de ce premier épisode œuvrant encore aujourd’hui, à l’image de Maurizio Oviglia, sarde d’adoption et légende locale, auteur entre autres ouvrages du topo dont nous feuilletons les pages depuis plusieurs semaines avec fièvre.

bivouac au pied de la mythique Poltrona

    Surplombant de sa masse gris souris l’étendue bleu marine de la baie et la petite station balnéaire de Cala Gonone, la paroi forme un ample cirque d’un peu moins de 200m de haut où courent quelques itinéraires de plusieurs longueurs dont le plus fameux, le Deutsch Wall, n’est assurément pas le moins attrayant. Equipée en 1985, la première voie de ce type de l’île a malgré sa difficulté relative (6C max) une réputation sérieuse, une notoriété qui tient autant à sa technicité et son profil redouté par les dernières générations de grimpeurs qu’à son équipement aéré pouvant réserver des vols de plus d’une dizaine de mètres à ses prétendants. C’est donc avec humilité et une pointe d’appréhension que nous nous équipons à l’ombre du maquis à sa base. Plus haut le soleil darde déjà mais une brise en provenance du littoral le tempère sensiblement. Profitant des thermiques générés par la réverbération du calcaire, tourterelles et hirondelles se partagent l’espace aérien délimité par les contours cylindriques de la paroi, sorte d’énorme chaudron où il ne doit pas faire bon évoluer en plein été. Le rocher en question, déjà visuellement séduisant, réjouit bientôt nos extrémités par la profusion et la diversité de ses aspérités et par la qualité de son adhérence étonnement préservée en dépit de l’ancienneté de la voie. Un âge néanmoins notable à la distance entre les protections, laquelle nous rappelle combien les standards d’autrefois sont l’exception d’aujourd’hui et en appelaient à une forme d’engagement et de sang-froid, ou, en cas de doute, de réserve, qui illustre un rapport au milieu diamétralement opposé, fait à l’heure actuelle d’un amalgame antinomique de sécurité et d’esprit de conquête. Ainsi, consécutivement à deux longueurs très jolies mais sans réelle difficulté, nous observons celle qui suit, une quarantaine de mètres verticaux en 6c, clé et joyau de la voie, avec ce mélange d’attirance et de vertige typique de ce genre d’ambiance, une tension palpable dont le dénouement s’opère pas à pas une fois quitté le relais, le vide sous ses pieds disparu au profit de l’environnement le plus immédiat, quelques mètres carré d’un calcaire gris-bleu sculpté comme de la dentelle, créant l’illusion trompeuse d’une pléthore de prises.

    En l’absence de traces de magnésie, évoluer parmi ces innombrables aspérités dont seulement quelques-unes offrent un appui suffisant relève du jeu de piste et fait sans doute plus appel à des qualités cognitives que physiques. Apprécier les différentes options proposées par le rocher, temporiser en cas de doute, reculer si besoin avant d’embrayer à nouveau vers une autre piste, maintenir le vertige et la crainte de la chute à bonne distance sont autant de stratégies que l’expérience des derniers mois et les nombreuses fois où nous nous sommes confrontés à nos peurs nous auront permis d’acquérir petit à petit. En dépit de sa difficulté limitée, le crux, de par son exposition au-dessus de la dernière dégaine, me fait forte impression et me laisse à peine imaginer le degré de bravoure exigé pour quelqu’un dont ce serait le niveau maximum. N’ayant pas encore récupéré le niveau de résistance qu’elle affichait en Espagne avant notre mois de bloc, Julie concède deux stops dans la longueur mais atteint le relais aussi enchantée que moi par cette pièce d'orfèvrerie. Une dernière dalle nous mène au sommet de ce morceau d’histoire depuis lequel le golf se dévoile plus largement, la houle frangée d’écume allant et venant contre une côte encore très sauvage malgré sa célébrité et sa fréquentation, préservée des ravages de l’urbanisme par sa topologie escarpée, notamment par cette chaîne qui s’élève par endroits à plus de 1000m et dont les contreforts abrupts dévalent jusqu’à la mer.

le sud du golf dont Cala Gonone est une des seules portes

le nord et ses côtes inaccessibles par la route

    Nous passerons quelques jours supplémentaires dans la zone, partageant notre emploi du temps entre plongeons rafraîchissants à la Cala Fuili, une anse sise à l’extrémité d’une petite route côtière raisonnablement prisée à cette saison, et exploration du vallon ombragé qui prolonge la calanque en question vers l’intérieur des terres, un corridor de vent cerné de part et d’autre de secteurs équipés tantôt dans un calcaire blanc assez déconcertant, tantôt dans des murs à concrétions plus classiques dont les teintes vont du gris au jaune en passant par le beige, l’orange, le marron. 


différents points de vue sur la Cala Fuili

    Malgré leur succès auprès des grimpeurs désireux de combiner farniente et activité physique, malgré leur historicité à l’échelle de l’île, les lieux conservent un caractère assez paisible voire bucolique, en tous cas loin de la sur-fréquentation que nous avons connue sur certains sites espagnols et de ses conséquences irréversibles à la fois sur l’environnement et sur le rocher lui-même. 

van-life

l'ambiance ombragée du canyon

la nature occupe les vides

certaines concrétions offrent de quoi se désaltérer aux oiseaux du coin

le calcaire sculpté de flûtes des gorges

    Plus à la mode que les dalles de la Poltrona, les dévers et les grottes de ce canyon portent les incontournables marques de magnésie laissées par leurs prétendants peu soucieux d’effacer les traces de leur passage, mais le calcaire n’en est pas pour autant patiné à l’excès, pour l’instant en tous cas. Par ailleurs, hormis un secteur en particulier, où, dans leur quête de la haute difficulté, certains ont pris la liberté de bricoler le rocher à leur mesure, il semble que les équipeurs sardes possèdent à ce sujet une éthique plutôt stricte, et ce depuis plusieurs dizaines d’années eu égard aux dates auxquelles ont été ouverts les sites. Si à l’heure actuelle cette pratique tend vraisemblablement à disparaître (ou à tout le moins à se faire plus discrète), certaines falaises espagnoles ou françaises équipées dans les mêmes années, au début du développement de l’escalade sportive, avec leurs prises taillées à l’envi, leurs kilo de sika (une résine utilisée pour renforcer des parties fragiles du rocher mais aussi pour créer de toute pièce des prises là où il n’en existait pas), témoignent d’une attitude diamétralement opposée dont le sens fait toujours question.

    En effet, en créant ex-nihilo des itinéraires à la mesure des qualités et des capacités de l’homme, en inversant par conséquent la démarche d’adaptation de l’homme à un problème donné en une modification irréversible des conditions du problème, on peut légitimement se demander si on ne supprime pas par là tout le sel et l’enjeu de l’escalade, dont cette part de créativité justement que suscite chez celui qui s’y trouve confronté une séquence de prises donnée. D’abord abscons, force d’imagination, de tâtonnement, d’intuition, d’essais et d’erreurs et des modifications qui s’ensuivent, ce rébus proposé par le rocher s’éclaircie dans le même temps que son interprète évolue, progresse, métamorphose et son corps et son esprit. Contrairement aux arts classiques pour lesquels il est communément admis que c’est l’homme qui travaille la matière (quoiqu’on pourrait admettre, s’agissant de l’œil du peintre ou de la main du sculpteur, un travail de la matière sur l’homme), l’escalade, si tant est qu’elle puisse être considérée comme un art, se rapproche décidemment plus du happening ou de la performance, au cours desquels c’est le corps même de l’artiste qui se trouve être la matière première, le lieu des métamorphoses, l’objet du travail. Il faudrait alors, tirant les conséquences logiques de ce point de vue, plus que de parler de la réalisation d’une voie, évoquer celle de soi. Une perspective qui n’est pas sans faire immédiatement songer à la phrase célèbre de Nicolas Bouvier, l’écrivain-voyageur helvète, disant qu’on ne fait pas un voyage mais que c’est le voyage qui nous fait.

    C’est pourquoi ce périple dont à notre corps défendant nous n’aurons certainement pas bouclé la moitié du trajet envisagé à son départ, ce voyage qui s’est écrit tout seul finalement, nous a pour sûr plus modelés que nous-mêmes en avons dessiné les contours. Et c’est de la même manière qu’il faudrait parler de toutes les voies que nous avons faites, réalisées ou cochées comme on le dit parfois, un peu vulgairement, faute d’un langage adéquat, en invoquant à l’inverse leur potentiel transfiguratif sur la chair et l’esprit. Il n’y a qu’à pour cela nous remémorer cette journée passée à Noce Secca, un secteur établi sur les hauteurs de la chaîne qui domine le golf, au cours de laquelle nous avons littéralement été défaits par les éléments, Julie manquant d’abord de décrocher du rocher sous les bourrasques qui fouettaient le pilier sommital d’une voie d’échauffement, puis moi-même un peu plus tard, terrifié par cette même pensée tout le long d’un 7b sur le fil d’une grotte déjà passablement aérien, l’un et l’autre rendant dans la foulée les armes. Ici se fait jour l’une des vertus peut-être les moins mises en avant de l’escalade, sans doute parce que sur le moment elle n’a rien d’agréable avouons-le, à savoir cette perpétuelle remise en question, ce travail sur soi-même sans cesse à reprendre que les divers obstacles que nous opposent quotidiennement la nature, le rocher lui-même, les éléments ainsi que son propre état de forme, cet étalage éhonté de nos faiblesses, ces frustrations et ces vexations de l’ego qui jalonnent toute démarche sincère. Aussi serait-il bienvenu, parallèlement à ces « carnets de croix » que nous tenons tous plus ou moins consciemment, de prendre également note de nos échecs et de nos égarements, et, les affichant au su et au vu de tous, les assumer aussi pleinement que ces réussites qui flattent l’ego et font le profit des sites spécialisés.

panorama depuis le secteur Nocce Seca

    En la matière la Cala Fuili nous a du reste réservé quelques roustes dignes de figurer dans nos annales, une peur inexplicable raisonnablement nous saisissant chacun à différentes reprises, tandis qu’à d’autres, me concernant en tous cas, ce sont les travers de l’égotisme qui ont entaché cette étape pourtant charmante hormis la qualité des falaises un cran en deçà de celles découvertes en Espagne. Obnubilé par le souci de la performance, j’ai plusieurs fois trépigné comme un enfant face à l’échec là où il aurait été nécessaire de rester digne du cadeau offert par la nature, d’en accepter le cas échéant l’inaccessibilité et de maintenir intacte cette joie simple de grimper. Au détriment de ce détachement qui signe les plus belles escalades, de cette connaissance intuitive du corps, mes velléités de vaincre m’ont souvent fait perdre de vue l’essentiel, une attitude dont Julie a fait directement les frais, l’ambiance se muant à l’exacte contraire de l’harmonie dans laquelle nous vivions quelques heures plus tôt. Un incident dont, plutôt que d'en chasser le souvenir, j’espère conjurer la répétition possible en l’inscrivant noir sur blanc ici.

 

Cala Luna

la très célèbre plage de Cala Luna, miraculeusement déserte

    Avant de quitter le coin nous cédons à l’un de ces « incontournables » qui remplissent comme autant d’encarts publicitaires les guides de voyage en prenant la direction de la Cala Luna, une anse emblématique du golf mise en avant sous tous ses angles dans les rues de Cala Gonone mais aussi le long des routes de toute la Sardaigne. A l’issue de 2h de marche parmi les chênes verts, les oliviers et les maquis qui occupent cette frange de littoral, le sentier bascule vers une ample vallée asséchée dont l’embouchure s’évase en un cône de galets planté de roseaux donnant lui-même sur un large front de sable blanc creusé par le sac et le ressac de la mer. 

l'arrivée à la Cala, côté terre

côté mer

    Envahie en plein été de centaines de serviettes de bain et d’autant de parasols, cette plage idyllique est aujourd’hui, en raison de la saison et d’un vent à décorner les bœufs, quasiment dépeuplée, laissant admirer les rouleaux se former au loin et s’écraser sur le sable. Les quelques groupes et couples de touristes qui ont fait le déplacement se sont tous réfugiés à l’abri des récifs qui marquent au nord le début d’une succession de falaises et de grottes qui bordent le rivage à perte de vue. 

les falaises à deux pas de la mer

    De l’autre côté, limites sud de la crique, une haute paroi verticale dont un morceau décroché, immobilisé sur la tranche, fait figure de brise lame, avance dans une mer plus agitée que nous l'avions connue jusque-là. 

d'autres falaises

le cap

    Bien que dans les dévers le calcaire ne soit pas d’une excellente qualité, le cadre paradisiaque ainsi que le sentiment d’isolement lié à l’accessibilité restreinte du lieu (à pied ou par voie maritime) n’ont pas manqué d’attirer les adeptes de la verticalité au cours des 30 dernières années, et près de 80 voies jalonnent aujourd’hui ces profils ponctués de colonnettes et de stalactites farfelues. 

l'une des grottes de la plage

détail des concrétions

depuis l'intérieur de la grotte

    Selon la qualité de l’acier employé l’équipement soumis à la salinité et à l’humidité ambiantes a plus ou moins bien vieilli, et parmi les voies qui n’ont pas été rééquipées en inox depuis leur ouverture certaines semblent dater d’un autre siècle, cordelettes élimées et plaquettes méchamment rouillées n’invitant décidément pas à y mettre les doigts. L’unique cordée qui a fait le déplacement dans ce but se cantonne d’ailleurs aux lignes situées à l’entrée du secteur, visiblement les plus parcourues. Comme nous l’avions constaté à la Poltrona et à la Cala Fuili où par endroits le matériel en place montrait des signes d’usure précoce, la proximité de la mer fait du travail d’équipement en zone côtière une entreprise autrement plus ingrate qu’à l’intérieur des terres ou sur le continent, un ouvrage non pas totalement vain mais voué à être restauré régulièrement, un geste convoquant l’image de Sisyphe poussant son rocher de colline en colline. Mais n’en est-il pas de même nous concernant dans les Vosges ? De ces blocs qui disparaissent à mesure qu’on en découvre et nettoie de nouveaux ? Et, en définitive, de tout acte humain dont prétendre à l’éternité sinon à la postérité n’est qu’un leurre, un mensonge qu’on se raconte à soi-même ? N’y aurait-il pas alors dans cette idée d’impermanence de toutes choses qui scelle les bases de la pensée orientale une sorte de réconfort, un sentiment qui de vertigineux au départ se mue peu à peu en une paix profonde. 


sac et ressac

    Le spectacle des ondes qui depuis le rivage jusqu’au plus loin que porte le regard se répètent à l’infini, ces vagues qui tout à la fois sont identiques et uniques, unes et multiples, qui naissent et meurent d’une même substance, cette image dont le caractère apaisant et abyssal n’incarne-t-elle pas à merveille cette impermanence, ce vide qui selon ces traditions n’est pas néant, nihil, rien ou zéro, mais le réservoir de tout ? 

    Née à des dizaines voire des centaines de kilomètres de là la houle avance l’écume aux lèvres, pareille à une horde de bêtes sauvages. Quelques volatiles marins se joignent quelques instants à cette chevauchée fantastique avant de se laisser aspirer vers les hauteurs. Bien qu’il soit difficile d’en prendre toute la mesure, la puissance des rouleaux qui se fracassent sur eux-mêmes à quelques mètres du rivage paraît considérable, interdisant à quiconque n’est pas un expert en la matière toute velléité de baignade. Les maillots resteront donc cette fois dans le sac, contrairement aux coupe-vent que nous supportons bien malgré la brûlure du soleil dans le ciel immaculé. Comme pour confirmer ces pensées ce dernier tourne au gris en un rien de temps sur le chemin du retour et la pluie nous cueille à moins d’un kilomètre du fourgon, frêle mais fidèle esquif face au grain qui s’annonce et signe notre départ du golf.


un dernier geste avant le départ pour l'intérieur des terres


Interlude granitique

monte Ortobene

    A quelques tirs d’aile de ces kilomètres de calcaire dont le point d’orgue est le massif du Supramonte, dentelles acérées couleur d'os parcourues d’itinéraires de plusieurs longueurs que nous nous réservons pour plus tard, le Monte Ortobene et les hectares de forêts qui l’enceignent recèlent des amas de granit dont la densité se signale de place en place en la présence, sur chaque éminence du massif, de rochers aux formes tantôt tourmentées tantôt douces qui aiguillonnent notre passion commune pour le bloc. 

le massif du Supramonte avec Oliena à son pied

    Là, au milieu des chênes plusieurs fois centenaires et des pins au port méditerranéen, sur les lieux mêmes où il y a 3500 ans une société agro-pastorale se développait dans la plus parfaite harmonie avec les éléments, plusieurs secteurs de blocs célébrant sous une autre forme le même amour de cette contrée ont été ouverts… puis vraisemblablement délaissés. Outre les difficultés à situer les blocs inhérentes à un topo pour le moins confus, pour ne pas dire bâclé, nous peinons en effet à trouver des passages qui n’auraient pas été reconquis par les mousses et les lichens.

chêne vert

    Qu’à cela ne tienne, en bons vosgiens nous sortons les quelques brosses métalliques qui traînent toujours au fond de nos sacs, ainsi que les cordes, baudriers et grigris permettant de travailler en toute sérénité aux parties les plus hautes des blocs. Contrairement au granit du nord de l’île, celui-ci, du fait de sa situation dans les bois, possède un grain beaucoup plus fin et présente des profils et des prises plus variés qui nous encourage à nous lancer dans cette tâche un brin laborieuse que d’habitude nous réservons à nos forêts. 

Julie ressuscite un très beau mur en 6A+

Julie dans le 7A qui lui coûtera une entaille

    Sur un premier affleurement localisé au centre d’un petit plateau arboré nous faisons ainsi revivre quelques lignes oubliées et y réalisons une ouverture notable sur une arête injustement laissée pour compte jusque-là. Puis, après que Julie se soit percé un doigt dans un 7A très bellifontain qui lui a échappé pour cette unique raison, nous rallions un bloc repéré à l’aller dans un sous-bois obscur, aussi lugubre à cette saison qu’il doit être enchanté en plein été. Une ligne remarquable qui remonte une série de prises obliques dans un mur à peine penché, un avis visiblement partagé eu égard aux traces de magnésie qui l’émaillent, un cas unique à des centaines de mètres à la ronde. Situé à 4/5m du sol son rétablissement en apparence moins difficile que la section centrale mérite toutefois un coup de brosse. Une descente de routine sur corde aurait été la bienvenue mais le jour déclinant très vite sous les épaisses frondaisons je préfère en faire l’impasse et me contente d’un coup de balayette depuis le haut du bloc. Une fois n’est pas coutume, Julie me préserve de m’égarer dans une méthode aléatoire en m’invitant à un changement de pied techniquement difficile mais qui s’avère promptement payant. Deux essais de calage plus tard je rétablis au sommet de Colpo Grosso (cf. onglet vidéo), 7C tout en souplesse et balance, ma plus importante réalisation en bloc depuis que nous avons quitté le continent.

le crux de Colpo grosso, 7C

    Le lendemain, désireux à la fois de poursuivre sur notre lancée et de profiter du soleil, nous élisons un secteur plus ouvert mais nous rendons rapidement compte qu’il s’agit là d’une mauvaise pioche. Le grain beaucoup plus grossier et la désaffection des lieux ont cette fois raison de notre courage. Les deux blocs auxquels nous faisons peau neuve n’arrivent pas à la cheville de ceux de la veille, pas plus que celui où nous clôturons notre séance, le seul épargné par la végétation, un toit dans un couloir venteux où nous nous glaçons les sangs entre deux essais. 

 le seul bloc en état d'être grimpé du secteur, un 7A pour le moins athlétique

    Le panorama sur Nuoro, préfecture de la Barbagia perchée sur un haut-plateau cerné de massifs qui se diluent dans le lointain, ainsi que l’environnement immédiat, mariage de granit savamment sculpté au cours de dizaine de milliers d’années d’érosion et d’une végétation exubérante en ce début de printemps, rattrapent amplement cette déconvenue. Là un chêne vert d’une taille inouïe embrasse de ces racines tortueuses le socle où il a germé dans un passé dont l’horizon est indéterminable, ici de jeunes pousses de plantes grasses colonisent chaque parcelle de lumière disponible, là-bas du jaune, du violet, du blanc, pétales éphémères agités par la brise. 

un des doyens de la forêt

jeune pousse


écorce de chêne-liège

    A l’image des villes et des villages que nous avons traversés ou aperçus de loin, la cité toute proche, sans atteindre le degré d’inscription dans le paysage de l’architecture rurale marocaine, en respecte néanmoins les grandes lignes et reliefs. Construite sur un plateau irrégulier Nuoro déploie ainsi ses quartiers dans différentes directions sans chercher à envahir tout l’espace disponible ni conquérir démesurément les airs, mais en fonction de la seule morphologie du terrain, non pas contre ses contraintes naturelles, de front, mais en les contournant et en jouant avec, une manière d’envisager l’urbanisme aux antipodes de celle employée sur le littoral espagnol où la terre est éventrée de toutes parts.

Nuoro

Julie dans le chaos qui domine la ville


Into the wild

    A une heure de là, une Sardaigne plus sauvage encore nous accueille. Enclave naturelle sise au cœur de la Barbagia, région déjà elle-même considérée comme un territoire à l’identité culturelle et géographique bien marquée, l’Ogliastra affiche une beauté âpre et sans artifices qui fait le bonheur des amateurs de grands espaces et de solitude. 

la serra Oseli

    Ici, la SS125, route nationale reliant Nuoro à Cagliari, la capitale, serpente à près de 1000m d’altitude à l’aplomb de vallées encaissées où, hormis quelques pistes sans issue et quelques bergeries égarées il n’y a nulle trace humaine. Granit et calcaire se succèdent sans raison jusqu’à un col au-delà duquel s’étire un immense plateau fermé à l’horizon de crêtes vertigineuses. Les pâturages encore verts en ce début de printemps font la joie des quadrupèdes que nous devinons au loin une fois laissée la route principale. Chèvres, vaches, chevaux et cochons en semi-liberté rejouent là l’auberge espagnole. Droit devant la Serra Oseli, objet de notre visite, surgit du plateau sans prévenir, semblable au dos d’une formidable baleine blanche venue respirer en surface. Une piste cahoteuse nous conduit à son flanc, terminus de la civilisation marqué par une bergerie abandonnée et une esplanade recouverte du fumier et du crottin de tous les troupeaux de la zone. Lesquels ne tardent pas à s’y rassembler après avoir arpenté le maquis en quête de nourriture, un manège rôdé, calqué sur le rythme du soleil, dont nous aurons l’occasion de constater la fidélité durant les 4 jours passés sur place, en ce lieu reclus, coupé de tout et de tous, microcosme aux allures d’arche de Noé qui n’est pas sans nous rappeler certains traits du Maroc, les ordures en moins.

camp de base

même endroit au réveil

bovins

équidés en semi-liberté

    Dès le lendemain matin, après un petit déjeuner qu’aurait volontiers partagé la famille de cochons qui fouine la terre aux abords du fourgon et nous observe à bonne distance, nous attaquons le pierrier qui nous sépare d’un des deux secteurs équipés, nous faufilons entre des éboulis où d’après notre topo de bloc ont été ouverts quelques passages, puis sous le ramage de genévriers et de chênes verts séculaires qui n’ont rien à envier à leurs cousins marocains en termes d’âge et de dimensions. Jouissant d’une part d’un climat moins aride, épargné de l’autre de la hache des hommes, ils n’ont toutefois pas leur allure torturée d’anciens soldats ou de blessés de guerre, et s’épanouissent de manière beaucoup plus égale et dense. 

le reste de l'arche de Noé

genévrier sur le sentier pour la falaise

    Attirés d’emblée par le profil vertical de la Placca de Yang plutôt que par celui du secteur voisin, une grotte à colonnettes baptisée la Grotta de Yin, nous ne sommes vraiment pas déçus par ce que nous découvrons sur place : ni par ce mur compact exempt de tout ressaut ou vire qui viendrait en briser la surface, ni par la qualité du calcaire lui-même dont l’adhérence approche sans toutefois l’égaler celui du grès le plus fin, ni par les lignes qui y ont été dessinées avec un savant mélange d’audace, d’intuition et d’économie, ni pour finir par l’ambiance immédiatement magnétique du pied de voie, entre arbres centenaires, volée d'hirondelles et festival de couleurs des fleurs printanières.

la grotte

palette de couleurs au pied de Matisse, la bien-nommée

la paroi des grandes voies au milieu et sur la droite le secteur de dalle

chêne dont le tronc fait corps avec la falaise gris-bleu

   Concernant l’équipement, là où ailleurs d’autres auraient multiplié les itinéraires et saturé la falaise de plaquettes prêtant à confusion, les artisans de cet ouvrage d’une rare qualité, Maurizio Oviglia en tête, l’auteur du topo, expert de ce type d’escalade verticale, ont eu l’intelligence de ne pas trop en faire et de ne pas percer à tout-va, d’être à l’écoute du rocher plutôt qu’à celui de leur désir. De ce geste juste préféré à la quantité sont nées ces lignes aérées dont chacune a sa propre identité, un caractère qui lui est propre, loin de ces voies bâtardes qui sur certaines falaises surexploitées se partagent les prises et donnent l’impression d’évoluer dans un gymnase.

    Sous le charme de ces pièces de collection, détendu par l’atmosphère remarquablement sauvage de l’endroit, j’ose pour la première fois depuis que nous avons mis le pied sur l’île invoquer la providence en jouant le « à vue » dans I favolisi anni ottanta, 7c+ d’une trentaine de mètres dont le profil vertical et le relief minimaliste augurent une gestuelle des plus techniques, et dont le nom fait directement référence aux années 80, une époque, fabuleuse aux yeux de l’ouvreur, où ce style d’escalade était porté aux nues. Une quinzaine de minutes plus tard me voilà de l’autre côté du miroir, concluant en solitaire, sans le moindre indice de magnésie, la traversée de cette mer gris-bleu, les bras et, plus encore qu’eux, les jambes en coton. Encouragé par cette réussite inattendue je profite de la descente pour poser les dégaines, hormis la dernière, inaccessible, dans la voie voisine, et pour en effectuer une lecture sommaire, marquer quelques prises camouflées, mettre un coup de brosse.

détail de cet entrelacement entre les racines et la roche

micro-biotope

du bois sculpté comme de la dentelle

    Tout comme précédemment le dénuement de la voie indique qu’elle n’a pas été parcourue depuis un bon moment. Est-ce dû à l’isolement ? A l’accessibilité peu commode du site et aux températures encore fraîches, à l’absence de réseau, ou, comme à la Poltrona, plutôt une question de mode, le développement progressivement gymnique de l’escalade au cours des 20 dernières années ne favorisant pour sûr ni le goût de la dalle ni les qualités requises pour l’apprécier ? Qu’importe, Julie comme moi affectionnons particulièrement ce style old school bien que, pour des raisons morphologiques, il ne soit pas toujours à notre avantage. De là à penser que cet attrait est le signe que nous faisons nous-mêmes partie des anciens il n’y a qu’un pas… que nous n’effectuons qu’à moitié, considérant dans nos choix de falaise, avant tout autre paramètre, celui de la qualité, qu’il s’agisse comme ici de dalle ou ailleurs de dévers.

    Dans une forme remarquable tout du long de notre séjour à Albarracin, concluant même celui-ci par la réalisation de son bloc le plus difficile à ce jour (cf. onglet vidéo, la Placca de chololate, 7B), Julie subit à son tour (moi-même ayant connu à la même période une sorte de traversée du désert) les affres du creux de la vague. C’est donc avec une confiance amoindrie qu’elle s’élance ce jour dans un 7a alternant mouvements physiques dans une fissure et pas d’équilibre dans le mur sommital grenaillé d’aspérités trompeuses, difficiles à appréhender. Elle aussi inspirée par la magie des lieux, elle parvient à franchir les unes après les autres les difficultés de cette voie d’anthologie, avec laquelle a été à juste titre inauguré l’équipement de la falaise. Quelques instants plus tard, avec ce mélange de pugnacité et de justesse gestuelle qui la distingue, elle empoche ce bijou et renoue ainsi à la fois avec cette difficulté et avec elle-même, clippant le relais sur un râle de soulagement et de satisfaction qui n’est pas sans moi aussi me toucher. Car si par essence, du fait de l’isolement dans lequel se trouve le grimpeur au bout de sa corde, la pratique en falaise ne possède pas cette proximité immédiate propice à l’échange et au partage qui caractérise et fait tout l’intérêt du bloc, il n’est jamais agréable pour un compagnon de cordée lui-même sur le faîte de la vague d’assister, plus ou moins impuissant, aux contre-performances de son binôme. 

    Il arrive du reste parfois, comme par un phénomène de vases-communicants entre les deux grimpeurs, que l’énergie ou l‘état d’esprit de l’un se transmette à l’autre, pour le meilleur mais aussi pour le pire. Cette fois c’est le premier cas qui a lieu. A l’énergie positive ressentie dans la voie précédente s’ajoute celle transmise par Julie à l’instant où je quitte le sol dans l’espoir tacite de ne pas y revenir avant d’avoir atteint le relais de ce mur épuré où j’ai posé les dégaines un peu plus tôt. Comme lors de l’ascension précédente je parviens immédiatement à inscrire ma gestuelle sur le rythme du souffle qui d’artificiel, exagérément marqué, s’impose petit à petit comme condition, cause et effet de celle-ci. Encore une fois se confirme la puissance insoupçonnée du souffle qui est comme un véhicule à bord duquel il suffit de monter à temps, un procès qui ne cesse de surprendre, un art dont les limites semblent pouvoir être repoussées indéfiniment. N’ayant pas eu la possibilité de repérer la dernière section de la voie c’est « à vue » que je l’aborde, un instant surpris par la difficulté intrinsèque qu’elle représente après près de trente mètres déjà soutenus. Dans un sursaut de lucidité, à un rien de la chute, je déchiffre la séquence adéquate et me rétablis dans un frisson au sommet de la voie, Fiore d’arancio, 8a, une première flash.

arche naturelle sur les hauteurs de la serra

saison des amours pour les uns...

et de la chasse pour d'autres

    Les jours suivant Julie parfait sa résistance en enchaînant les longueurs « à vue », sans autre préoccupation que celle d’emmagasiner de l’expérience et d’apprécier toute la richesse du rocher ; tandis qu’encouragé par elle je monte la barre d’un cran en ouvrant un chantier dans l’itinéraire le plus audacieux de la falaise, et probablement l’un des plus exigeants de toute la Sardaigne dans ce type de profil, un 8b du nom d’Hachiko, réalisé pour la première fois par le maître des lieux, il signor Oviglia, répété une unique fois depuis aux dires de ce dernier justement présent ce jour en compagnie de sa femme, autre légende sarde, première femme de l’île à avoir franchi le cap du 8a. La soixantaine tous les deux ils continuent à grimper quand ils n’œuvrent pas à l’équipement de quelque nouveau secteur d’un bout à l’autre de l’île. Malgré nos timidités respectives l’échange est cordial, Maurizio ne cachant pas son plaisir de voir du monde et sur cette falaise pour laquelle il a beaucoup d’affection mais dont il semble déplorer la désaffection actuelle, et dans cette voie en particulier, opus magnum de l’escalade en dalle et de sa passion pour cette pratique. Moins homogène que ses consœurs Hachiko consiste plus ou moins en un 7b entrecoupé d’une séquence d’une dizaine de mouvements sur micro-prises et pieds fuyants aux environ de 7C bloc. Une section dont je résous l’énigme en quelques essais lors de la montée de repérage mais qui m’envoie dans le baudrier au premier essai, puis les suivants, de plus en plus mal à l’aise avec mes seuls chaussons encore en état, lesquels percent à leur tour au second jour de travail… Aussi je tente un ultime essai juste avant notre départ avec mes ballerines de bloc qui à défaut d’offrir le maintien nécessaire dans ce type d’effort axé sur la poussée de jambe ont au moins le mérite de conserver une pointe correcte et une adhérence optimum. A bout de force je relâche une demi-seconde trop tôt un appui et zippe à une dizaine de centimètres du bac salvateur, un rien de ce qui aurait été l’acmé personnel de ce séjour et de l’ensemble du voyage... Une fois la déception digérée je sais grès à Julie de m’avoir – une nouvelle fois – incité à sortir de ma zone de confort où je me complais encore trop souvent, préférant au tutoiement de mes limites des voies où la part d’incertitude est minime. Là, en dehors de ce cocon douillet pour l’ego, débutent les vraies difficultés et sont mises à l’épreuve ses ressources mentales les plus enfouies. Ci-gît aussi la frustration et les blessures narcissiques que seule la patience, l’abnégation et le détachement permettent de transcender. Là seulement s’ouvre la voie vers une plus ample réalisation.

vestige d'enclos

l'épine dorsale de la serra

formations inhabituelles dans le calcaire

    Malgré le charme irrésistible des environs dont l’effet se fait ressentir jusque dans notre sommeil, lequel est plus intensément habité qu’à l’accoutumé, le froid qui s’abat dès 15h sur ce versant du massif et nous gratifie de quelques gelées matinales a bientôt raison de nous, et nous les quittons prématurément, manœuvrant entre les vaches et les cochons rassemblés une dernière fois autour du fourgon, direction Cagliari et accessoirement le plus proche magasin spécialisé où nous espérons trouver bonheur pour nos pieds. La serra Oseli puis l’Ogliastra disparaissant dans le rétroviseur nous nous consolons en songeant à un retour prochain dans la région qui outre ce secteur offre pléthore d’autres falaises perchées sur ses hauteurs comme d’imprenables bastions.

à quelques minutes du départ, le temps tourne à l'orage














Commentaires

  1. Magnifique , édifiant , extraordinaire , je n'ai pas les mots . Merci de nous faire partager par ces photos votre merveilleuse aventure et de nous montrer en même temps la fragilité de notre précieuse planète .
    Sachons la protéger et essayer de limiter les dégâts pour les futures générations .
    Biz .
    Dominique .

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  2. Waouh waouh waouh ! Continuez à vous/nous en mettre plein les mirettes.. bisous, alex

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