Après les côtes espagnoles où, malgré de très bons moments
vécus en falaises (sur lesquels nous reviendrons en images, ou en textes, selon
notre courage…), nous n’avons eu cesse de déplorer une urbanisation anarchique
qui se soucie plus du paraître et du confort individuel que du bien commun que
représente leur patrimoine naturel, ainsi qu’un modèle agricole à cette même
image, en l’occurrence celle de ces serres qui étouffent littéralement le
paysage sur des centaines de kilomètres carré ; la Sardaigne, à tout le
moins ce que nous en avons vu jusqu’ici, en trois semaines de vadrouille,
présente un visage aux antipodes de cette dystopie qui évoque immanquablement
les romans de science-fiction mais qui n’a désormais plus rien de virtuelle.
Sans aller jusqu’à la sacrer de modèle de développement durable, cette île
pourtant très touristique à ses heures échappe à ces dérives meurtrières des
cultures et des milieux ainsi qu’au désir intarissable de croissance et à la
surenchère aveugle auxquels incite tout un chacun, force de stratégies toujours
plus sournoises, le modèle socio-économique en vigueur urbi et orbi. Cette particularité, cette exception sarde comme il y
a eu l’exception Taghia, a pour sûr partie liée avec son insularité, cet
enclavement naturel qui comme là-bas, dans le Haut-Atlas, isole autant qu’il préserve, mais aussi, seconde barrière et défense contre l’expansion du règne de
la quantité, avec la géographie du territoire lui-même, tout de rocs, de
ruptures de pentes et de lignes brisées ne laissant que très peu de marge de
manœuvre aux urbanistes, bâtisseurs et autres aficionados du béton. Des
innombrables massifs granitiques et calcaires qui occupent l’intérieur des
terres au littoral furieusement morcelé, parfois inaccessible autrement que par voie
maritime, en passant par les forêts labyrinthiques de chênes lièges et verts, les maquis infranchissables
et les vallées très encaissées, la ligne droite et l’angle droit, qu’il s’agisse de
réseau routier ou d’infrastructures, ne sont ici guère de mise. Contraintes
pour les uns, ces caractéristiques sont à nos yeux un véritable atout que ce
soit pour l’île et ses habitants bien sûr, dont, preuve indubitable des
qualités de vie encore en cours aujourd’hui, un plus grand nombre qu’ailleurs
sont centenaires, mais également pour nous qui nous plaisons dorénavant plus à
louvoyer – et flâner – au grès des coups de cœur, qu’à couper au court d’une
destination à l’autre.
Outre-mer
Pour la seconde fois du voyage nous embarquons donc à bord
d’un ferry, immense celui-ci, ses flancs dépassant de plus d’une vingtaine de
mètres du quai où nous patientons parmi une flopée d’autres voyageurs en
fourgon aménagé. Une véritable forteresse flottante qui m’évoque
immanquablement les monades urbaines décrites dans son roman éponyme par Robert
Silverberg, une cité à part entière comme nous nous en apercevons bientôt,
errant d’une soute puis d’un ponton à l’autre, au long de corridors
labyrinthiques, à la recherche des places qui nous ont été attribuées à
l’enregistrement. Les sièges en question présentant une ergonomie à l’équerre,
nous imitons nos voisins eux-mêmes déjà allongés entre les rangées de sièges
mais sans le tapis de sol et le sac de couchage que ces derniers, en habitués,
ou simplement mieux renseignés, ont eu la présence d’esprit d’emporter avec eux
sur le bateau… Nous nous levons donc au petit matin le corps ankylosé et le
pied pas tout à fait sûr après cette nuit aussi inconfortable qu’agitée par le
roulis du navire. Ici et là les affaires de plus malins traînent dans les
recoins des allées ou sur les banquettes des espaces dédiés à la restauration,
confirmant ce sentiment de nous être faits escroquer de 20 euros par tête pour
ces places attitrées en option sans aucun intérêt ni avantage. A bon entendeur…
Quelques cafés plus tard, après un peu plus de 14h de mer,
les côtes sardes sont en vue, le ciel présentement maussade n’assombrissant pas
le moins du monde notre excitation de nous immerger en terre et langue inconnues pour l’un comme pour l’autre. Le lendemain, comme en écho à ce tajine qu’un
routier nous avait invité à partager dès notre arrivée au Maroc, un couple de
pêcheurs d’oursins fournissant les restaurants locaux nous offrent gracieusement
5 spécimens fraîchement sortis de l’eau, un met raffiné, fort prisé des
amateurs d’iode, mais dont, à cette heure crûment matinale, nous ne
consommerons qu’une partie, à savoir le corail d’un unique oursin, remettant
les autres à la mer une fois nos aimables bienfaiteurs remontés dans leur
voiture.
Compte-tenu de la quantité astronomique de signets qui
ornent les pages de nos topos de bloc et de voie nous brossons succinctement
les grandes lignes de l’itinéraire le plus logique (entendre le plus économe en
gazole) nous permettant d’en découvrir une majorité : une boucle horaire
démarrant par le nord de l’île où nous venons de débarquer pour ensuite se
poursuivre le long de la côte est, de loin la plus généreuse en falaises, avant de s’achever
par le sud, est, puis ouest, où nous tirerons notre révérence au couchant pour
rallier le continent.
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Castelsardo, tranquille port de la côte nord |
Espoir déchu
Célébrée par les grimpeurs depuis une bonne trentaine
d’années tant pour la quantité que pour la qualité de son calcaire, la
Sardaigne compte également plusieurs zones à dominante granitique caractérisées
par de vastes amoncellements de blocs sur lesquels les amoureux du genre ont
jeté leur dévolu au tournant des années 2000 avec l’essor mondialisé de la
pratique. Direction la Gallure donc, région la plus au nord, et plus
précisément le Monte Pulchiana, un dôme d’un peu plus d’une centaine de mètres
qui toutes proportions gardées nous évoque d’emblée le Yelmo, autre mamelon
remarquable dominant Manzanares el Real, escaladé lors de notre premier passage
en Espagne, aux prémisses du voyage.
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le Monte Pulchiana et ses abords |
Par-delà les distances l’un et l’autre
possèdent le même aspect général, la même majesté dans le paysage, la même
apparente inviolabilité, et, last but not
least, les mêmes incommensurables champs de blocs éboulés à leur base. Des morceaux
de granit de plusieurs tonnes différemment façonnés par les éléments selon
qu’ils sont ou non exposés aux vents dominants et selon leur dureté intrinsèque,
présentant des formes tantôt ovoïdes, tantôt déchirées ou creusées
d’anfractuosités sphériques appelées tafoni. Une irrésistible invitation à
grimper que nous n’aurons malheureusement pas l’occasion d’honorer, Julie se
faisant dès les premières minutes houspiller et dégager manu militari par la
propriétaire de la parcelle où sont situés les problèmes répertoriés dans nos
pages, un argument dont cette dernière n’a cure, passant visiblement sa colère
emmagasinée jusque-là sur la première personne venue.
Passé le désarroi initial, et nos récriminations intérieures
quant aux informations transmises par le topo en question sorti en… 2023,
premières d’une longue et irritante série, nous nous tournons vers le Monte
Pulchiana lui-même, a priori en domaine public, sur lequel une page internet
nous confirme la présence de quelques grandes voies équipées. Après une
approche laborieuse à travers un maquis aussi piquant qu’odoriférant nous nous
faufilons entre d’énormes blocs évidés pouvant contenir une voiture puis
rallions le pied du dôme au niveau de la voie élue sur le pouce à peine une
heure plus tôt. Une veine de quartz s’élève à perte de vue dans la masse du
géant autrement vierge de toute aspérité, conférant à l’itinéraire un graphisme
épuré et un style atypique. C’est donc à pas de chats que nous remontons cette échelle insolite sur deux
immenses longueurs avant une traversée de jonction sur une vire puis une
dernière section dont le caractère aérien compense le moindre intérêt gestuel.
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tafoni |
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ambiance aérienne pour cette première longueur de 45m |
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Julie dans la seconde longueur qui suit la même veine de quartz |
Avec
ses rochers posés en équilibre les uns sur les autres, ses arbres tortueux dont
la croissance est le fruit d’un fragile compromis entre le besoin de lumière et
celui de tenir au vent, ses parterres de plantes grasses rougeoyants, le sommet a l’allure de ces jardins zen où le microcosme reflète le macrocosme, où la
partie, en tant qu’image du tout, invite à la méditation sur les liens qui les
unissent.
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ces jardins qui évoquent l'art japonais |
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panorama depuis le sommet |
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parterre de plantes grasses |
Au-delà de ce monde en miniature le maquis ondoie sur des dizaines de
kilomètres, chacune de ses buttes surmontée d’un affleurement de granit aux contours et
aux proportions plus harmonieux les uns que les autres, comme autant de ces
jardins d’agrément japonais. Plutôt que de rappeler dans la ligne empruntée à
la montée, nous descendons par la voie normale, une succession de ressauts et
de cheminées où pendent çà et là des cordelettes et des mains courantes hors
d’âge. Un itinéraire qui de fil en aiguille nous mène jusqu’à un secteur de
bloc camouflé sous les chênes dont le topo ne fait pas mention, un lieu balisé
et aménagé d’une façon ostentatoire (peinture, messages, poutre d’échauffement
pendue à un arbre…) qui nous laisse songeur, un geste non pas irrespectueux
mais à notre sens déplacé en pareil lieu. Bien que certains passages tracés
dans des
tafoni interpellent notre curiosité, ils nous attirent notablement
moins que ceux dont on nous a interdit l’accès ce matin, aussi, dès le retour
au fourgon, nous tournons le dos à la zone sans avoir sorti les crashpad.
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érosion |
Quand la nature
touche au surnaturel
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face aux formations "surnaturelles" du granit du Capo Testa |
Bien connu des amateurs de baignade pour ses innombrables criques
à l’eau cristalline, le Capo Testa, à l’extrême nord de l’île, a également fait
l’objet d’un intérêt sporadique de la part des grimpeurs au cours des trente
dernières années. Outre la poignée de voies référencées, et bien que notre topo
ne le stipule pas explicitement, une photo de Michele Caminati, fort grimpeur
italien, les pieds à plat dans une dalle de 6m plongeant dans la mer
Tyrrhénienne, nous laissait à penser qu’il devait y avoir matière à faire du
bloc. Et comment ! Dès notre arrivée sur place, au détour du dernier lacet
menant au cap proprement dit, c’est le choc esthétique, un truc renversant, une
épiphanie athée.
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la Cala Spinosa |
De part et d’autre de la Cala Spinoza, la plus fameuse plage
du coin, des chaos de granit gris-orangé dégringolent vers les eaux turquoises
telles des forteresses en ruine nées de l’imagination d’un architecte qui
aurait forcé sur le LSD. Tandis que les formes ouvragées des blocs eux-mêmes
donnent à voir la puissance des éléments, embruns, vents, précipitations qui
les ont travaillés de longue date, l’ensemble laisse deviner les forces telluriques titanesques qui en ont dicté la formation il y a plus
longtemps encore. Mariage de futurisme et d’archaïsme les contours de ce
paysage ne ressemblent paradoxalement à rien de terrestre et, marchant le long
du sentier qui mène aux voies, fascinés par ce spectacle, nous avons la vive
impression d’avoir traversé l’espace intersidéral plutôt qu’une partie de la
Méditerranée.
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un grimpeur allemand perdu dans le chaos du secteur de voie |
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au pied d'une des rares voies en état du secteur |
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au pied de la même voie |
Au milieu de ces invraisemblables agencements de granit se
distinguent à leurs coulées couleur de rouille plusieurs lignes de plaquettes
oxydées qui trahissent les lubies de quelque grimpeur en mal de montagne lors
de vacances dans la région. Car si le rocher ne manque pas, loin s’en faut, il
se prêterait plus volontiers, de par ses dimensions plutôt limitées et sa
faible concentration en prises, à la pratique du bloc qu’à celle de la falaise
comme nous nous en rendons assez vite compte après deux courtes voies néanmoins
insolites. Conscient du chantier considérable qui consisterait à explorer la
zone, repérer les blocs réalisables parmi la multitude offerte puis en
effectuer la purge sur corde, je me fais une raison et me range à la
proposition de Julie de réaliser ne serait-ce que le premier de ces points même
si je devine la frustration inévitable qu’il risque d’entraîner. Partis du cap
nous longeons donc la côte sur plusieurs kilomètres, découvrant bien vite que
celui-ci n’était qu’un avant-poste, la porte ouvrant sur un univers baroque aux
proportions inimaginables de là où nous nous trouvions. Derrière chaque
amoncellement chaotique, derrière chaque crique aux berges déchiquetées, ce sont
d’autres amoncellements démesurés camouflant d’autres anses féeriques, d’autres blocs
plus spectaculaires, d’autres formes plus fantasmagoriques qui sont comme
autant de sculptures que n’auraient pas reniées Henry Moore, Nicky de
Saint-Phalle et tant d’autres artistes après eux.




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les paysages sculptés d'ombre et de lumière |
Contemplant ces chefs d’œuvres, l’harmonie du vide et du
plein qui les caractérise, les clairs-obscurs que la lumière cinglante y déploie,
la légèreté apparente de ces dizaines de tonnes de granit et les limites de la
matière physique que certains défient, qu’il s’agisse d’équilibre des masses,
de finesse de la roche, de porte-à-faux improbable – contemplant tout cela se
confirment une fois de plus les raisons qui m’ont toujours fait préférer à
l’art formel, in fine pâle imitation
des choses, l’art qu’on dit conceptuel, aussi abscons soit-il parfois, dans
lequel la dimension langagière, seule vraie singularité de l’homme parmi le
règne des vivants, prime sur la forme et déploie les potentialités créatives du jeu sur le sens.
Le « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte pour prendre un exemple
classique et du reste pionnier du genre, tableau montrant une pipe,
représentation d’une pipe et non pas pipe. D’un point de vue formel rien n’a
été fait de mieux ni ne le sera que ces modelés à la fois d’une modernité
plastique sidérante et d’un primitivisme éloquent, ces courbes façonnées par
les tempêtes les plus brutales et par le lent travail du vent qui sont pareilles
à un relevé météorologique plusieurs fois millénaire.



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ombres et lumières subliment l'harmonie des formes |
Nous errons une bonne
partie de la journée dans ce dédale minéral aux allures de décor d’heroic-fantasy, parmi ces profils évoquant vertement la matière organique, piquant
tantôt vers la mer où nous nous perdons dans l’observation de la faune et de la
flore sous-marine qui s’épanouissent à l’abri de la houle dans des bassins peu
profonds, sorte d’aquariums naturels où poissons, anémones de mer, crustacés,
algues et méduses rivalisent d’originalité chromatique, tantôt vers quelque
bloc mettant en émoi notre imagination à des centaines de mètres de distance,
des blocs souvent (trop) hauts, difficiles voire futuristes mais toujours
sublimes, d’une originalité à faire pâlir les meilleurs designers de prises et
d’ouverture que compte le circuit mondial de la discipline.
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méduse 1 |
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méduse 2
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méduse 3 |
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blocs futuristes |
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une partie du dédale |
Au détour d’un pilier d’une quinzaine de mètres semblable à
une gigantesque flamme battue par le vent dont nous nous sommes approchés pour
mieux en apprécier la beauté, nous remarquons quelques plaquettes rouillées qui
émaillent de loin en loin son fil aérodynamique, traçant une ligne
époustouflante, aussi pure qu’intimidante, preuve que ces profils surréalistes
ont séduit d’autres que nous.
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le pilier en question haut d'une vingtaine de mètres |
Quant au bloc, activité par essence plus
éphémère, les traces d’éventuels prédécesseurs auront disparues avec les
dernières pluies mais le potentiel hors-norme n’a certainement pas laissé
indifférents les îliens adeptes de la pratique. N’étaient le grain pour le
moins grossier et, malgré la concentration colossale de caillou, la distance
entre les passages les plus intéressants, il y a d’ailleurs fort à parier que
le site apparaîtrait en tête des must européens du genre.
Une constatation qui nous laisse un sentiment ambivalent, entre fascination et
déception, rêve et réalité. Aussi nous contentons-nous d’imaginer et d'exécuter en pensées ces mouvements inouïs, poursuivant
notre errance jusqu’à une vallée donnant sur une crique moins austère, plus
ouverte et végétalisée, où quelques marginaux semblent avoir élu domicile ou
faire quelque retraite spirituelle prolongée.
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une des innombrables criques du cap |
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un fauteuil dont le dessin ferait pâlir les designers les plus créatifs |
Il faut dire que l’endroit, parfait équilibre entre terre, ciel et mer, invite particulièrement à goûter au repos et à l’union du corps et de l’esprit. Nous nous y restaurons puis rebroussons ici chemin alors que sous nos yeux s’étendent encore des hectares de ce paysage à nul autre pareil dont les motifs, à la manière de fractals, se répètent de loin en loin, de l’infiniment petit à l’infiniment grand.
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ambiance "quatrième dimension" |
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épave échouée entre les rochers |
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détail de l'épave |
De retour au camion, à la faveur d’un ciel moins brûlé qu’en matinée, les côtes corses et les falaises de Bonifacio se laissent plus distinctement deviner, la France à quelques longueurs de brasse, plus proche que jamais depuis notre départ. Bien que notre périple soit déjà bien avancé son horizon n’est que dans quelques mois et nous lui tournons le dos une nouvelle fois, littéralement envoûtés par les bribes de Sardaigne que nous avons vues, hâtifs d’en éprouver d’autres.
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les côtes corse depuis la Cala Spinosa |
Coquillages et
concrétions
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le golf d'Oroseil et le village de Cala Gonone |
Après une halte aussi brève qu’insolite sur un secteur de
bloc localisé au sens propre à deux pas des faubourgs d’Arzachena, petite
bourgade de Gallure, le temps de réaliser les quelques passages classiques et
partant de confirmer cette impression de plus en plus nette que ce n’est pas
ici que nous tarirons notre soif de bloc, nous levons les voiles pour le golf
d’Orosei, un front de calcaire en arc de cercle d’une vingtaine de kilomètres
de long où se trouvent une myriade de falaises et accessoirement quelques-unes
des plus belles plages et criques de l’île, un mariage assurément séduisant
pour qui souhaite allier les deux activités et qui explique pour beaucoup sa
renommée dans le monde de l’escalade.
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Julie dans un 6C d'Arzachena |
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les formes insolites du granit |
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au pied d'un 6B qui s'avérera assez effrayant |
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un air de far-west |
Mais le lendemain matin ce ne sont ni les
vagues ni le cliquetis des mousquetons qui nous réveillent mais les clochettes
des chèvres qui gambadent autour du camion, parmi les cistes, les chênes verts et… les vestiges d’un karting désaffecté isolé de tout, une image singulière
dont le contraste nous rappelle avec amusement et un soupçon de nostalgie
certains coins du Maroc. Derrière nous, objet de notre visite, de cet arrêt préliminaire
dans le golf, se dresse la Poltrona, paroi mythique où ont été posées les
premières plaquettes de Sardaigne et par conséquent les bases d’une histoire de
l’escalade sportive qui continue à s'écrire, certains des acteurs de ce
premier épisode œuvrant encore aujourd’hui, à l’image de Maurizio Oviglia,
sarde d’adoption et légende locale, auteur entre autres ouvrages du topo dont
nous feuilletons les pages depuis plusieurs semaines avec fièvre.
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bivouac au pied de la mythique Poltrona |
Surplombant de sa masse gris souris l’étendue bleu marine de
la baie et la petite station balnéaire de Cala Gonone, la paroi forme un ample cirque d’un peu moins de 200m de haut où courent quelques itinéraires de
plusieurs longueurs dont le plus fameux, le Deutsch Wall, n’est assurément pas
le moins attrayant. Equipée en 1985, la première voie de ce type de l’île a
malgré sa difficulté relative (6C max) une réputation sérieuse, une notoriété
qui tient autant à sa technicité et son profil redouté par les dernières
générations de grimpeurs qu’à son équipement aéré pouvant réserver des vols de
plus d’une dizaine de mètres à ses prétendants. C’est donc avec humilité et une
pointe d’appréhension que nous nous équipons à l’ombre du maquis à sa base.
Plus haut le soleil darde déjà mais une brise en provenance du littoral le
tempère sensiblement. Profitant des thermiques générés par la réverbération du
calcaire, tourterelles et hirondelles se partagent l’espace aérien délimité par
les contours cylindriques de la paroi, sorte d’énorme chaudron où il ne doit
pas faire bon évoluer en plein été. Le rocher en question, déjà visuellement
séduisant, réjouit bientôt nos extrémités par la profusion et la diversité de
ses aspérités et par la qualité de son adhérence étonnement préservée en dépit
de l’ancienneté de la voie. Un âge néanmoins notable à la distance entre les
protections, laquelle nous rappelle combien les standards d’autrefois sont
l’exception d’aujourd’hui et en appelaient à une forme d’engagement et de
sang-froid, ou, en cas de doute, de réserve, qui illustre un rapport au milieu diamétralement
opposé, fait à l’heure actuelle d’un amalgame antinomique de sécurité
et d’esprit de conquête. Ainsi, consécutivement à deux longueurs très jolies
mais sans réelle difficulté, nous observons celle qui suit, une quarantaine de
mètres verticaux en 6c, clé et joyau de la voie, avec ce mélange d’attirance et
de vertige typique de ce genre d’ambiance, une tension palpable dont le
dénouement s’opère pas à pas une fois quitté le relais, le vide sous ses pieds
disparu au profit de l’environnement le plus immédiat, quelques mètres carré
d’un calcaire gris-bleu sculpté comme de la dentelle, créant l’illusion trompeuse
d’une pléthore de prises.
En l’absence de traces de magnésie, évoluer parmi ces
innombrables aspérités dont seulement quelques-unes offrent un appui suffisant
relève du jeu de piste et fait sans doute plus appel à des qualités cognitives
que physiques. Apprécier les différentes options proposées par le rocher,
temporiser en cas de doute, reculer si besoin avant d’embrayer à nouveau vers
une autre piste, maintenir le vertige et la crainte de la chute à bonne distance
sont autant de stratégies que l’expérience des derniers mois et les nombreuses
fois où nous nous sommes confrontés à nos peurs nous auront permis d’acquérir
petit à petit. En dépit de sa difficulté limitée, le crux, de par son
exposition au-dessus de la dernière dégaine, me fait forte impression et me
laisse à peine imaginer le degré de bravoure exigé pour quelqu’un dont ce
serait le niveau maximum. N’ayant pas encore récupéré le niveau de résistance
qu’elle affichait en Espagne avant notre mois de bloc, Julie concède deux stops
dans la longueur mais atteint le relais aussi enchantée que moi par cette pièce d'orfèvrerie. Une
dernière dalle nous mène au sommet de ce morceau d’histoire depuis lequel le
golf se dévoile plus largement, la houle frangée d’écume allant et venant
contre une côte encore très sauvage malgré sa célébrité et sa fréquentation,
préservée des ravages de l’urbanisme par sa topologie escarpée, notamment par
cette chaîne qui s’élève par endroits à plus de 1000m et dont les contreforts
abrupts dévalent jusqu’à la mer.
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le sud du golf dont Cala Gonone est une des seules portes |
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le nord et ses côtes inaccessibles par la route |
Nous passerons quelques jours supplémentaires dans la zone,
partageant notre emploi du temps entre plongeons rafraîchissants à la Cala
Fuili, une anse sise à l’extrémité d’une petite route côtière raisonnablement
prisée à cette saison, et exploration du vallon ombragé qui prolonge la
calanque en question vers l’intérieur des terres, un corridor de vent cerné de
part et d’autre de secteurs équipés tantôt dans un calcaire blanc assez
déconcertant, tantôt dans des murs à concrétions plus classiques dont les
teintes vont du gris au jaune en passant par le beige, l’orange, le marron.
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différents points de vue sur la Cala Fuili |
Malgré
leur succès auprès des grimpeurs désireux de combiner farniente et activité physique, malgré leur historicité à l’échelle de l’île, les lieux conservent
un caractère assez paisible voire bucolique, en tous cas loin de la sur-fréquentation
que nous avons connue sur certains sites espagnols et de ses conséquences
irréversibles à la fois sur l’environnement et sur le rocher lui-même.
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van-life |
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l'ambiance ombragée du canyon |
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la nature occupe les vides |
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certaines concrétions offrent de quoi se désaltérer aux oiseaux du coin |
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le calcaire sculpté de flûtes des gorges |
Plus à
la mode que les dalles de la Poltrona, les dévers et les grottes de ce canyon
portent les incontournables marques de magnésie laissées par leurs prétendants
peu soucieux d’effacer les traces de leur passage, mais le calcaire n’en est
pas pour autant patiné à l’excès, pour l’instant en tous cas. Par ailleurs,
hormis un secteur en particulier, où, dans leur quête de la haute difficulté,
certains ont pris la liberté de bricoler le rocher à leur mesure, il semble que
les équipeurs sardes possèdent à ce sujet une éthique plutôt stricte, et ce
depuis plusieurs dizaines d’années eu égard aux dates auxquelles ont été
ouverts les sites. Si à l’heure actuelle cette pratique tend vraisemblablement à disparaître (ou
à tout le moins à se faire plus discrète), certaines
falaises espagnoles ou françaises équipées dans les mêmes années, au début du
développement de l’escalade sportive, avec leurs prises taillées à l’envi,
leurs kilo de sika (une résine utilisée pour renforcer des parties fragiles du
rocher mais aussi pour créer de toute pièce des prises là où il n’en existait
pas), témoignent d’une attitude diamétralement opposée dont le sens fait toujours question.
En effet, en créant ex-nihilo des itinéraires à la mesure
des qualités et des capacités de l’homme, en inversant par conséquent la
démarche d’adaptation de l’homme à un problème donné en une modification
irréversible des conditions du problème, on peut légitimement se demander si on
ne supprime pas par là tout le sel et l’enjeu de l’escalade, dont cette part de
créativité justement que suscite chez celui qui s’y trouve confronté une
séquence de prises donnée. D’abord abscons, force d’imagination, de
tâtonnement, d’intuition, d’essais et d’erreurs et des modifications qui
s’ensuivent, ce rébus proposé par le rocher s’éclaircie dans le même temps que
son interprète évolue, progresse, métamorphose et son corps et son esprit.
Contrairement aux arts classiques pour lesquels il est communément admis que
c’est l’homme qui travaille la matière (quoiqu’on pourrait admettre, s’agissant
de l’œil du peintre ou de la main du sculpteur, un travail de la matière sur
l’homme), l’escalade, si tant est qu’elle puisse être considérée comme un art,
se rapproche décidemment plus du happening ou de la performance, au cours
desquels c’est le corps même de l’artiste qui se trouve être la matière
première, le lieu des métamorphoses, l’objet du travail. Il faudrait alors, tirant
les conséquences logiques de ce point de vue, plus que de parler de la
réalisation d’une voie, évoquer celle de soi. Une perspective qui n’est pas
sans faire immédiatement songer à la phrase célèbre de Nicolas Bouvier, l’écrivain-voyageur
helvète, disant qu’on ne fait pas un voyage mais que c’est le
voyage qui nous fait.
C’est pourquoi ce périple dont à notre corps défendant nous
n’aurons certainement pas bouclé la moitié du trajet envisagé à son départ, ce
voyage qui s’est écrit tout seul finalement, nous a pour sûr plus modelés que
nous-mêmes en avons dessiné les contours. Et c’est de la même manière qu’il
faudrait parler de toutes les voies que nous avons faites, réalisées ou
cochées comme on le dit parfois, un peu vulgairement, faute d’un langage
adéquat, en invoquant à l’inverse leur potentiel transfiguratif sur la chair et
l’esprit. Il n’y a qu’à pour cela nous remémorer cette journée passée à Noce Secca, un secteur établi sur les hauteurs de la chaîne qui domine le golf, au
cours de laquelle nous avons littéralement été défaits par les éléments, Julie
manquant d’abord de décrocher du rocher sous les bourrasques qui fouettaient le
pilier sommital d’une voie d’échauffement, puis moi-même un peu plus tard,
terrifié par cette même pensée tout le long d’un 7b sur le fil d’une grotte déjà
passablement aérien, l’un et l’autre rendant dans la foulée les armes. Ici se
fait jour l’une des vertus peut-être les moins mises en avant de l’escalade,
sans doute parce que sur le moment elle n’a rien d’agréable avouons-le, à
savoir cette perpétuelle remise en question, ce travail sur soi-même sans cesse
à reprendre que les divers obstacles que nous opposent quotidiennement la
nature, le rocher lui-même, les éléments ainsi que son propre état de forme, cet
étalage éhonté de nos faiblesses, ces frustrations et ces vexations de l’ego
qui jalonnent toute démarche sincère. Aussi serait-il bienvenu, parallèlement à
ces « carnets de croix » que nous tenons tous plus ou moins
consciemment, de prendre également note de nos échecs et de nos égarements, et,
les affichant au su et au vu de tous, les assumer aussi pleinement que ces réussites
qui flattent l’ego et font le profit des sites spécialisés.
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panorama depuis le secteur Nocce Seca |
En la matière la Cala Fuili nous a du reste réservé
quelques roustes dignes de figurer dans nos annales, une peur inexplicable
raisonnablement nous saisissant chacun à différentes reprises, tandis qu’à
d’autres, me concernant en tous cas, ce sont les travers de l’égotisme qui ont
entaché cette étape pourtant charmante hormis la qualité des falaises un cran en deçà de celles découvertes en Espagne. Obnubilé par le souci de la performance, j’ai plusieurs fois trépigné
comme un enfant face à l’échec là où il aurait été nécessaire de rester digne
du cadeau offert par la nature, d’en accepter le cas échéant l’inaccessibilité
et de maintenir intacte cette joie simple de grimper. Au détriment de ce
détachement qui signe les plus belles escalades, de cette connaissance
intuitive du corps, mes velléités de vaincre m’ont souvent fait perdre de vue
l’essentiel, une attitude dont Julie a fait directement les frais, l’ambiance
se muant à l’exacte contraire de l’harmonie dans laquelle nous vivions quelques
heures plus tôt. Un incident dont, plutôt que d'en chasser le souvenir, j’espère
conjurer la répétition possible en l’inscrivant noir sur blanc ici.
Cala Luna
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la très célèbre plage de Cala Luna, miraculeusement déserte |
Avant de quitter le coin nous cédons à l’un de ces « incontournables »
qui remplissent comme autant d’encarts publicitaires les guides de voyage en
prenant la direction de la Cala Luna, une anse emblématique du golf mise en
avant sous tous ses angles dans les rues de Cala Gonone mais aussi le long des
routes de toute la Sardaigne. A l’issue de 2h de marche parmi les chênes verts, les oliviers et les maquis qui occupent cette frange de
littoral, le sentier bascule vers une ample vallée asséchée dont l’embouchure
s’évase en un cône de galets planté de roseaux donnant lui-même sur un large front
de sable blanc creusé par le sac et le ressac de la mer.
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l'arrivée à la Cala, côté terre |
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côté mer |
Envahie en plein été
de centaines de serviettes de bain et d’autant de parasols, cette plage
idyllique est aujourd’hui, en raison de la saison et d’un vent à décorner les
bœufs, quasiment dépeuplée, laissant admirer les rouleaux se former au loin et
s’écraser sur le sable. Les quelques groupes et couples de touristes qui ont
fait le déplacement se sont tous réfugiés à l’abri des récifs qui marquent au nord
le début d’une succession de falaises et de grottes qui bordent le rivage à
perte de vue.
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les falaises à deux pas de la mer |
De l’autre côté, limites sud de la crique, une haute paroi
verticale dont un morceau décroché, immobilisé sur la tranche, fait figure de
brise lame, avance dans une mer plus agitée que nous l'avions connue jusque-là.
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d'autres falaises |
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le cap |
Bien que dans les dévers le calcaire ne
soit pas d’une excellente qualité, le cadre paradisiaque ainsi que le sentiment
d’isolement lié à l’accessibilité restreinte du lieu (à pied ou par voie
maritime) n’ont pas manqué d’attirer les adeptes de la verticalité au cours des
30 dernières années, et près de 80 voies jalonnent aujourd’hui ces profils
ponctués de colonnettes et de stalactites farfelues.
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l'une des grottes de la plage |
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détail des concrétions |
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depuis l'intérieur de la grotte |
Selon la qualité de
l’acier employé l’équipement soumis à la salinité et à l’humidité ambiantes a
plus ou moins bien vieilli, et parmi les voies qui n’ont pas été rééquipées en
inox depuis leur ouverture certaines semblent dater d’un autre siècle,
cordelettes élimées et plaquettes méchamment rouillées n’invitant décidément
pas à y mettre les doigts. L’unique cordée qui a fait le déplacement dans ce
but se cantonne d’ailleurs aux lignes situées à l’entrée du secteur, visiblement
les plus parcourues. Comme nous l’avions constaté à la Poltrona et à la
Cala Fuili où par endroits le matériel en place montrait des signes d’usure
précoce, la proximité de la mer fait du travail d’équipement en zone côtière une
entreprise autrement plus ingrate qu’à l’intérieur des terres ou sur le
continent, un ouvrage non pas totalement vain mais voué à être restauré régulièrement,
un geste convoquant l’image de Sisyphe poussant son rocher de
colline en colline. Mais n’en est-il pas de même nous concernant dans les
Vosges ? De ces blocs qui disparaissent à mesure qu’on en découvre et
nettoie de nouveaux ? Et, en définitive, de tout acte humain dont
prétendre à l’éternité sinon à la postérité n’est qu’un leurre, un mensonge
qu’on se raconte à soi-même ? N’y aurait-il pas alors dans cette idée d’impermanence de
toutes choses qui scelle les bases de la pensée orientale une sorte de
réconfort, un sentiment qui de vertigineux au départ se mue peu à peu en une
paix profonde.

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sac et ressac |
Le spectacle des ondes qui depuis le rivage jusqu’au plus loin que
porte le regard se répètent à l’infini, ces vagues qui tout à la fois sont identiques
et uniques, unes et multiples, qui naissent et meurent d’une même substance,
cette image dont le caractère apaisant et abyssal n’incarne-t-elle pas à
merveille cette impermanence, ce vide qui selon ces traditions n’est pas néant, nihil, rien ou zéro,
mais le réservoir de tout ?
Née à des dizaines voire des centaines de kilomètres
de là la houle avance l’écume aux lèvres, pareille à une horde de
bêtes sauvages. Quelques volatiles marins se joignent quelques instants à cette
chevauchée fantastique avant de se laisser aspirer vers les hauteurs. Bien
qu’il soit difficile d’en prendre toute la mesure, la puissance des rouleaux
qui se fracassent sur eux-mêmes à quelques mètres du rivage paraît
considérable, interdisant à quiconque n’est pas un expert en la matière toute
velléité de baignade. Les maillots resteront donc cette fois dans le sac, contrairement aux
coupe-vent que nous supportons bien malgré la brûlure du soleil dans le ciel
immaculé. Comme pour confirmer ces pensées ce dernier tourne au gris en un rien
de temps sur le chemin du retour et la pluie nous cueille à moins d’un
kilomètre du fourgon, frêle mais fidèle esquif face au grain qui s’annonce et
signe notre départ du golf.
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un dernier geste avant le départ pour l'intérieur des terres |
Interlude granitique
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monte Ortobene |
A quelques tirs d’aile de ces kilomètres de calcaire dont le
point d’orgue est le massif du Supramonte, dentelles acérées couleur d'os parcourues
d’itinéraires de plusieurs longueurs que nous nous réservons pour plus tard, le
Monte Ortobene et les hectares de forêts qui l’enceignent recèlent des amas de
granit dont la densité se signale de place en place en la présence, sur chaque éminence
du massif, de rochers aux formes tantôt tourmentées tantôt douces qui aiguillonnent notre passion commune pour le bloc.
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le massif du Supramonte avec Oliena à son pied |
Là, au milieu des chênes plusieurs fois
centenaires et des pins au port méditerranéen, sur les lieux mêmes où il y a
3500 ans une société agro-pastorale se développait dans la plus parfaite
harmonie avec les éléments, plusieurs secteurs de blocs célébrant sous une
autre forme le même amour de cette contrée ont été ouverts… puis
vraisemblablement délaissés. Outre les difficultés à situer les blocs
inhérentes à un topo pour le moins confus, pour ne pas dire bâclé, nous peinons
en effet à trouver des passages qui n’auraient pas été reconquis par les
mousses et les lichens.
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chêne vert |
Qu’à cela ne tienne, en bons vosgiens nous sortons les quelques
brosses métalliques qui traînent toujours au fond de nos sacs, ainsi que les
cordes, baudriers et grigris permettant de travailler en toute sérénité aux
parties les plus hautes des blocs. Contrairement au granit du nord de l’île,
celui-ci, du fait de sa situation dans les bois, possède un grain beaucoup plus
fin et présente des profils et des prises plus variés qui nous encourage à nous
lancer dans cette tâche un brin laborieuse que d’habitude nous réservons à nos forêts.
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Julie ressuscite un très beau mur en 6A+ |
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Julie dans le 7A qui lui coûtera une entaille |
Sur un premier affleurement localisé au centre d’un petit plateau arboré nous faisons ainsi revivre quelques lignes oubliées et y réalisons une ouverture notable sur une arête injustement laissée pour compte jusque-là. Puis, après que Julie se soit percé un doigt dans un 7A très bellifontain qui lui a échappé pour cette unique raison, nous rallions un bloc repéré à l’aller dans un sous-bois obscur, aussi lugubre à cette saison qu’il doit être enchanté en plein été. Une ligne remarquable qui remonte une série de prises obliques dans un mur à peine penché, un avis visiblement partagé eu égard aux traces de magnésie qui l’émaillent, un cas unique à des centaines de mètres à la ronde. Situé à 4/5m du sol son rétablissement en apparence moins difficile que la section centrale mérite toutefois un coup de brosse. Une descente de routine sur corde aurait été la bienvenue mais le jour déclinant très vite sous les épaisses frondaisons je préfère en faire l’impasse et me contente d’un coup de balayette depuis le haut du bloc. Une fois n’est pas coutume, Julie me préserve de m’égarer dans une méthode aléatoire en m’invitant à un changement de pied techniquement difficile mais qui s’avère promptement payant. Deux essais de calage plus tard je rétablis au sommet de Colpo Grosso (cf. onglet vidéo), 7C tout en souplesse et balance, ma plus importante réalisation en bloc depuis que nous avons quitté le continent.
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le crux de Colpo grosso, 7C |
Le lendemain, désireux à la fois de poursuivre sur notre
lancée et de profiter du soleil, nous élisons un secteur plus ouvert mais nous
rendons rapidement compte qu’il s’agit là d’une mauvaise pioche. Le grain beaucoup
plus grossier et la désaffection des lieux ont cette fois raison de notre
courage. Les deux blocs auxquels nous faisons peau neuve n’arrivent pas à la
cheville de ceux de la veille, pas plus que celui où nous clôturons notre
séance, le seul épargné par la végétation, un toit dans un couloir venteux où
nous nous glaçons les sangs entre deux essais.
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le seul bloc en état d'être grimpé du secteur, un 7A pour le moins athlétique |
Le panorama sur Nuoro,
préfecture de la Barbagia perchée sur un haut-plateau cerné de massifs qui
se diluent dans le lointain, ainsi que l’environnement immédiat, mariage de
granit savamment sculpté au cours de dizaine de milliers d’années d’érosion et
d’une végétation exubérante en ce début de printemps, rattrapent amplement
cette déconvenue. Là un chêne vert d’une taille inouïe embrasse de ces racines
tortueuses le socle où il a germé dans un passé dont l’horizon est
indéterminable, ici de jeunes pousses de plantes grasses colonisent chaque
parcelle de lumière disponible, là-bas du jaune, du violet, du blanc, pétales
éphémères agités par la brise.
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un des doyens de la forêt |
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jeune pousse |
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écorce de chêne-liège |
A l’image des villes et des villages que nous
avons traversés ou aperçus de loin, la cité toute proche, sans atteindre le
degré d’inscription dans le paysage de l’architecture rurale marocaine, en respecte
néanmoins les grandes lignes et reliefs. Construite sur un plateau irrégulier
Nuoro déploie ainsi ses quartiers dans différentes directions sans chercher à
envahir tout l’espace disponible ni conquérir démesurément les airs, mais en
fonction de la seule morphologie du terrain, non pas contre ses contraintes
naturelles, de front, mais en les contournant et en jouant avec, une manière
d’envisager l’urbanisme aux antipodes de celle employée sur le littoral
espagnol où la terre est éventrée de toutes parts.
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Nuoro |
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Julie dans le chaos qui domine la ville |
Into the wild
A une heure de là, une Sardaigne plus sauvage encore nous
accueille. Enclave naturelle sise au cœur de la Barbagia, région déjà
elle-même considérée comme un territoire à l’identité culturelle et
géographique bien marquée, l’Ogliastra affiche une beauté âpre et sans
artifices qui fait le bonheur des amateurs de grands espaces et de solitude.
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la serra Oseli |
Ici, la SS125, route nationale reliant Nuoro à Cagliari, la capitale, serpente
à près de 1000m d’altitude à l’aplomb de vallées encaissées où, hormis quelques
pistes sans issue et quelques bergeries égarées il n’y a nulle trace humaine.
Granit et calcaire se succèdent sans raison jusqu’à un col au-delà duquel
s’étire un immense plateau fermé à l’horizon de crêtes vertigineuses. Les
pâturages encore verts en ce début de printemps font la joie des quadrupèdes
que nous devinons au loin une fois laissée la route principale. Chèvres,
vaches, chevaux et cochons en semi-liberté rejouent là l’auberge espagnole.
Droit devant la Serra Oseli, objet de notre visite, surgit du plateau sans
prévenir, semblable au dos d’une formidable baleine blanche venue respirer en
surface. Une piste cahoteuse nous conduit à son flanc, terminus de la
civilisation marqué par une bergerie abandonnée et une esplanade recouverte du
fumier et du crottin de tous les troupeaux de la zone. Lesquels ne tardent pas
à s’y rassembler après avoir arpenté le maquis en quête de nourriture, un
manège rôdé, calqué sur le rythme du soleil, dont nous aurons l’occasion de
constater la fidélité durant les 4 jours passés sur place, en ce lieu reclus,
coupé de tout et de tous, microcosme aux allures d’arche de Noé qui n’est pas
sans nous rappeler certains traits du Maroc, les ordures en moins.
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camp de base |
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même endroit au réveil |
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bovins |
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équidés en semi-liberté |
Dès le lendemain matin, après un petit déjeuner qu’aurait
volontiers partagé la famille de cochons qui fouine la terre aux abords du
fourgon et nous observe à bonne distance, nous attaquons le pierrier qui nous
sépare d’un des deux secteurs équipés, nous faufilons entre des éboulis où
d’après notre topo de bloc ont été ouverts quelques passages, puis sous le
ramage de genévriers et de chênes verts séculaires qui n’ont rien à envier à leurs
cousins marocains en termes d’âge et de dimensions. Jouissant d’une part d’un
climat moins aride, épargné de l’autre de la hache des hommes, ils n’ont
toutefois pas leur allure torturée d’anciens soldats ou de blessés de guerre,
et s’épanouissent de manière beaucoup plus égale et dense.
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le reste de l'arche de Noé |
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genévrier sur le sentier pour la falaise |
Attirés d’emblée par
le profil vertical de la Placca de Yang plutôt que par celui du secteur voisin,
une grotte à colonnettes baptisée la Grotta de Yin, nous ne sommes vraiment pas
déçus par ce que nous découvrons sur place : ni par ce mur compact exempt de
tout ressaut ou vire qui viendrait en briser la surface, ni par la qualité du
calcaire lui-même dont l’adhérence approche sans toutefois l’égaler celui du
grès le plus fin, ni par les lignes qui y ont été dessinées avec un savant
mélange d’audace, d’intuition et d’économie, ni pour finir par l’ambiance
immédiatement magnétique du pied de voie, entre arbres centenaires, volée d'hirondelles et festival de couleurs des fleurs printanières.
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la grotte |
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palette de couleurs au pied de Matisse, la bien-nommée |
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la paroi des grandes voies au milieu et sur la droite le secteur de dalle |
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chêne dont le tronc fait corps avec la falaise gris-bleu |
Concernant l’équipement, là où
ailleurs d’autres auraient multiplié les itinéraires et saturé la falaise de
plaquettes prêtant à confusion, les artisans de cet ouvrage d’une rare qualité,
Maurizio Oviglia en tête, l’auteur du topo, expert de ce type d’escalade
verticale, ont eu l’intelligence de ne pas trop en faire et de ne pas percer à
tout-va, d’être à l’écoute du rocher plutôt qu’à celui de leur désir. De ce
geste juste préféré à la quantité sont nées ces lignes aérées dont chacune a sa
propre identité, un caractère qui lui est propre, loin de ces voies bâtardes
qui sur certaines falaises surexploitées se partagent les prises et donnent
l’impression d’évoluer dans un gymnase.
Sous le charme de ces pièces de collection, détendu par
l’atmosphère remarquablement sauvage de l’endroit, j’ose pour la première fois
depuis que nous avons mis le pied sur l’île invoquer la providence en jouant le
« à vue » dans I favolisi anni ottanta, 7c+ d’une trentaine de mètres
dont le profil vertical et le relief minimaliste augurent une gestuelle des
plus techniques, et dont le nom fait directement référence aux années 80, une
époque, fabuleuse aux yeux de l’ouvreur, où ce style d’escalade était porté aux
nues. Une quinzaine de minutes plus tard me voilà de l’autre côté du miroir,
concluant en solitaire, sans le moindre indice de magnésie, la traversée de
cette mer gris-bleu, les bras et, plus encore qu’eux, les jambes en coton.
Encouragé par cette réussite inattendue je profite de la descente pour poser
les dégaines, hormis la dernière, inaccessible, dans la voie voisine, et pour
en effectuer une lecture sommaire, marquer quelques prises camouflées, mettre
un coup de brosse.
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détail de cet entrelacement entre les racines et la roche |
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micro-biotope |
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du bois sculpté comme de la dentelle |
Tout comme précédemment le dénuement de la voie indique
qu’elle n’a pas été parcourue depuis un bon moment. Est-ce dû à l’isolement ?
A l’accessibilité peu commode du site et aux températures encore fraîches, à l’absence
de réseau, ou, comme à la Poltrona, plutôt une question de mode, le
développement progressivement gymnique de l’escalade au cours des 20 dernières
années ne favorisant pour sûr ni le goût de la dalle ni les qualités requises
pour l’apprécier ? Qu’importe, Julie comme moi affectionnons particulièrement
ce style old school bien que, pour des raisons morphologiques, il ne soit pas
toujours à notre avantage. De là à penser que cet attrait est le signe que nous
faisons nous-mêmes partie des anciens il n’y a qu’un pas… que nous n’effectuons
qu’à moitié, considérant dans nos choix de falaise, avant tout autre
paramètre, celui de la qualité, qu’il s’agisse comme ici de dalle ou ailleurs de
dévers.
Dans une forme remarquable tout du long de notre séjour à
Albarracin, concluant même celui-ci par la réalisation de son bloc le plus
difficile à ce jour (cf. onglet vidéo, la Placca de chololate, 7B), Julie subit à
son tour (moi-même ayant connu à la même période une sorte de traversée du
désert) les affres du creux de la vague. C’est donc avec
une confiance amoindrie qu’elle s’élance ce jour dans un 7a alternant
mouvements physiques dans une fissure et pas d’équilibre dans le mur sommital
grenaillé d’aspérités trompeuses, difficiles à appréhender. Elle aussi inspirée
par la magie des lieux, elle parvient à franchir les unes après les autres les
difficultés de cette voie d’anthologie, avec laquelle a été à juste titre
inauguré l’équipement de la falaise. Quelques instants plus tard, avec ce mélange de pugnacité et
de justesse gestuelle qui la distingue, elle empoche ce bijou et renoue ainsi
à la fois avec cette difficulté et avec elle-même, clippant le relais sur un râle de
soulagement et de satisfaction qui n’est pas sans moi aussi me toucher. Car si
par essence, du fait de l’isolement dans lequel se trouve le grimpeur au bout
de sa corde, la pratique en falaise ne possède pas cette proximité immédiate propice
à l’échange et au partage qui caractérise et fait tout l’intérêt du bloc, il
n’est jamais agréable pour un compagnon de cordée lui-même sur le faîte de la
vague d’assister, plus ou moins impuissant, aux contre-performances de son
binôme.
Il arrive du reste parfois, comme par un phénomène de
vases-communicants entre les deux grimpeurs, que l’énergie ou l‘état d’esprit
de l’un se transmette à l’autre, pour le meilleur mais aussi pour le
pire. Cette fois c’est le premier cas qui a lieu. A l’énergie positive
ressentie dans la voie précédente s’ajoute celle transmise par Julie à
l’instant où je quitte le sol dans l’espoir tacite de ne pas y revenir avant
d’avoir atteint le relais de ce mur épuré où j’ai posé les dégaines un peu plus tôt.
Comme lors de l’ascension précédente je parviens immédiatement à inscrire ma gestuelle sur
le rythme du souffle qui d’artificiel, exagérément marqué, s’impose petit à
petit comme condition, cause et effet de celle-ci. Encore une fois se confirme
la puissance insoupçonnée du souffle qui est comme un véhicule à bord duquel il
suffit de monter à temps, un procès qui ne cesse de surprendre, un art dont les
limites semblent pouvoir être repoussées indéfiniment. N’ayant pas eu la
possibilité de repérer la dernière section de la voie c’est « à vue »
que je l’aborde, un instant surpris par la difficulté intrinsèque qu’elle
représente après près de trente mètres déjà soutenus. Dans un sursaut de
lucidité, à un rien de la chute, je déchiffre la séquence adéquate et me
rétablis dans un frisson au sommet de la voie, Fiore d’arancio, 8a, une
première flash.
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arche naturelle sur les hauteurs de la serra |
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saison des amours pour les uns... |
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et de la chasse pour d'autres |
Les jours suivant Julie parfait sa résistance en enchaînant
les longueurs « à vue », sans autre préoccupation que celle d’emmagasiner
de l’expérience et d’apprécier toute la richesse du rocher ; tandis
qu’encouragé par elle je monte la barre d’un cran en ouvrant un chantier dans
l’itinéraire le plus audacieux de la falaise, et probablement l’un des plus exigeants
de toute la Sardaigne dans ce type de profil, un 8b du nom d’Hachiko, réalisé pour
la première fois par le maître des lieux, il signor Oviglia, répété une unique
fois depuis aux dires de ce dernier justement présent ce jour en compagnie de
sa femme, autre légende sarde, première femme de l’île à avoir franchi le cap
du 8a. La soixantaine tous les deux ils continuent à grimper quand ils n’œuvrent
pas à l’équipement de quelque nouveau secteur d’un bout à l’autre de l’île.
Malgré nos timidités respectives l’échange est cordial, Maurizio ne cachant pas
son plaisir de voir du monde et sur cette falaise pour laquelle il a beaucoup
d’affection mais dont il semble déplorer la désaffection actuelle, et dans
cette voie en particulier, opus magnum de l’escalade en dalle et de sa passion
pour cette pratique. Moins homogène que ses consœurs Hachiko consiste plus ou
moins en un 7b entrecoupé d’une séquence d’une dizaine de mouvements sur
micro-prises et pieds fuyants aux environ de 7C bloc. Une section dont je
résous l’énigme en quelques essais lors de la montée de repérage mais qui
m’envoie dans le baudrier au premier essai, puis les suivants, de plus en plus
mal à l’aise avec mes seuls chaussons encore en état, lesquels percent à leur
tour au second jour de travail… Aussi je tente un ultime essai juste avant
notre départ avec mes ballerines de bloc qui à défaut d’offrir le maintien
nécessaire dans ce type d’effort axé sur la poussée de jambe ont au moins le
mérite de conserver une pointe correcte et une adhérence optimum. A bout de
force je relâche une demi-seconde trop tôt un appui et zippe à une dizaine de
centimètres du bac salvateur, un rien de ce qui aurait été l’acmé personnel de ce séjour
et de l’ensemble du voyage... Une fois la déception digérée je sais grès à Julie
de m’avoir – une nouvelle fois – incité à sortir de ma zone de confort où je me
complais encore trop souvent, préférant au tutoiement de mes limites des voies
où la part d’incertitude est minime. Là, en dehors de ce cocon douillet pour
l’ego, débutent les vraies difficultés et sont mises à l’épreuve ses ressources
mentales les plus enfouies. Ci-gît aussi la frustration et les blessures narcissiques que seule la
patience, l’abnégation et le détachement permettent de transcender. Là seulement
s’ouvre la voie vers une plus ample réalisation.
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vestige d'enclos |
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l'épine dorsale de la serra |
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formations inhabituelles dans le calcaire |
Malgré le charme irrésistible des environs dont l’effet se
fait ressentir jusque dans notre sommeil, lequel est plus intensément habité qu’à l’accoutumé, le froid qui s’abat dès 15h sur ce versant du massif
et nous gratifie de quelques gelées matinales a bientôt raison de nous, et nous
les quittons prématurément, manœuvrant entre les vaches et les cochons
rassemblés une dernière fois autour du fourgon, direction Cagliari et accessoirement
le plus proche magasin spécialisé où nous espérons trouver bonheur pour nos
pieds. La serra Oseli puis l’Ogliastra disparaissant dans le rétroviseur nous
nous consolons en songeant à un retour prochain dans la région qui outre ce
secteur offre pléthore d’autres falaises perchées sur ses hauteurs comme
d’imprenables bastions.
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à quelques minutes du départ, le temps tourne à l'orage |
Magnifique , édifiant , extraordinaire , je n'ai pas les mots . Merci de nous faire partager par ces photos votre merveilleuse aventure et de nous montrer en même temps la fragilité de notre précieuse planète .
RépondreSupprimerSachons la protéger et essayer de limiter les dégâts pour les futures générations .
Biz .
Dominique .
Waouh waouh waouh ! Continuez à vous/nous en mettre plein les mirettes.. bisous, alex
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