Taghia l'insoumise
Avant-propos : encore un… et cette fois encore un avant-propos pour nous excuser du délai de publication occasionné par des difficultés à s’alimenter en électricité et par le caractère marathonien du compte-rendu des dernières notes.
Si Taghia, fief hautement réputé dans le monde de l’escalade pour ses immenses et innombrables parois, devait être comparé à un individu, ce serait sans conteste à Henry David Thoreau, auteur du non moins célèbre Walden, écologiste avant l’heure et illustre penseur du concept de désobéissance civile qui depuis quelques années a été remis au goût du jour dans les milieux alternatifs. Inspiration notoire aux côtés de ses compatriotes Walt Whitman et Raph Waldo Emerson de la beat generation, et plus largement du mouvement contre-culturel qui a fait surface au début des années 60 en réponse aux premiers signes d’essoufflement du modèle hégémonique productiviste - l’écrivain américain donc qui pendant deux années consécutives a expérimenté la vie en cabane prônait l’indépendance vis-à-vis de l’état comme de toute autre forme d’autorité transcendante, la sobriété matérielle, l’observation et l’écoute de la nature, l’autosuffisance alimentaire ; autant de valeurs dont au fil des jours passés dans la région de Zaouiat Ahansal, commune à laquelle est rattaché le hameau de Taghia, nous avons constaté l’influence sur le mode de vie et d’être de ses habitants, agréablement surpris de découvrir ce particularisme heureux après un mois et demi de Maroc qui malgré ses charmes indéniables nous a par endroits laissé un arrière-goût un chouïa doux-amer.
Eu égard d’une part à la célébrité grandissante du lieu et aux effets impondérables que cette dernière génère localement, d’autre part aux informations recueillies ci et là sur le modèle touristique en vigueur, ce n’est toutefois pas sans quelques a priori, avouons-le, que nous nous dirigeons vers cette zone prisée de l’Atlas après la quinzaine passée loin des foules dans l’oued Al Abid. N’étant pas pressés par quelque vol de retour ou emploi du temps qui nous attend nous optons donc pour une approche à tâtons avant de franchir la porte du premier gîte venu. Dans la foulée des quelques courses de première nécessité effectuées à Azilal nous reprenons le fil de la route là où nous l’avions coupé une semaine plus tôt lors de notre volte-face de dernière minute pour éviter les perturbations météorologiques annoncées en altitude. Aït M’Hammed et ses décharges sauvages dans le rétroviseur, la montée vers les 2763m du Tizi N’Tsalli (col du Tsalli) signe le passage vers un univers où la vie occupe les abords des rares points d’eau qui égayent ces confins semi-arides. Des enclos de pierres sèches d’un mètre de haut, excentrés de ces microclimats, témoignent d’un âge où la terre était plus généreuse. Des strates de sédimentation alternant de la roche compacte avec de la roche plus tendre s’inclinent de concert sur des kilomètres, pareillement à un navire en train de chavirer. Le massif dont la surrection est probablement à l’origine de ce mouvement tellurique, auréolé de la lumière crue du soleil au zénith, garde le col en pontife.
Moins escarpé, l’autre versant nous mène en une longue ligne droite jusqu’au hameau de Assemsouk, une poignée de masures fantômes aux portes et fenêtres closes, aux ruelles grises et vides, battu par la poussière que soulèvent les vents qui s’y engouffrent sans obstacle toute la journée. De ce carrefour miteux la route gagne à nouveau en altitude, les lacets successifs révélant les silhouettes d’arbres mutilés qui se découpent de place en place en ombres chinoises sur fond de ciel bleu. De très vieux genévriers dont certains ont plusieurs mètres de circonférence, leur écorce délavée par le soleil, dressent en un geste de vaine supplication leurs membres amputés. A l’exception de quelques spécimens arborant encore quelques touffes vertes foncées, ils ont l’allure de manchots squelettiques ou de fossiles figés dans des positions tortueuses qui sont le fruit d’une croissance extrêmement lente et soumise à la rigueur des éléments (altitude, sécheresse, vents).
Derrière un virage des formes humaines s’activent auprès d’un de ces géants millénaires, deux femmes munies de longues haches qui besognent en plein soleil, l’une fendant le bois au sol tandis que l’autre, perchée comme une acrobate sur une fourche, frappe d’un geste assuré, fluide et puissant à la fois, ce bois dense et rétif. Une vision percutante, d’un archaïsme à la fois poétique et surréaliste, d’un temps où l’humanité, plutôt que de soumettre la nature à coups de tronçonneuse voire d’un de ces engins de guerre écocidaire capable d’abattre en une seule journée, sans discernement ni effort, plus de bois que ces femmes en toute une vie – où l’humanité donc était prise dans un corps-à-corps avec la nature beaucoup plus équitable et respectueux de son ordre, la hache ne tranchant pas n’importe où dans la matière de l’arbre mais selon les forces et les faiblesses emmagasinées au cours de centaines d’années de croissance et d’adaptation. Aussi lorsque cette femme vêtue comme une guerrière percute avec sa lame le tronc de l’arbre c’est avec l’histoire de tout un paysage, un écosystème complet, qu’elle entre en relation, et non avec un objet quelconque. C’est un échantillon qu’elle prélève et non la vie, offrant à l’être en question de se régénérer. Ce n’est pas seulement le tronc, mais aussi ses mains et ses bras, son corps entier, la terre et l’air alentour qui résonnent de concert. Plus tard, quand elle y mettra le feu pour cuisiner ou se chauffer c’est l’énergie solaire et minérale transformée au cours de son évolution par les cellules de cet organisme sacré dont elle tirera un profit direct et conscient. Force de travail contre force calorifique. Donnant-donnant. Réciprocité.
A l’approche du second col nous séparant de la vallée de Zaouiat Ahansal, le tizi N’Lissi, le massif de l’Aroudane se dévoile progressivement, son imposante muraille jaunâtre s’étirant d’est en ouest sur près de 3 kilomètres, frange d’un haut-plateau situé à plus de 3000 mètres dont nous devinons à peine l’existence. Murs, piliers, couloirs et arêtes offrant des itinéraires atteignant les 800 mètres se succèdent, plus impressionnants les uns que les autres, l’ensemble se présentant comme la crête d’un tsunami gigantesque qui déferle au ralenti entre ciel et terre.
A sa vue nous comprenons immédiatement les raisons de l’attirance que cette partie du Haut-Atlas a exercé sur les esprits occidentaux en quête d’aventure et de parois vierges depuis la fin des années 60, date des débuts de son exploration. D’autant plus que ce massif en question, qui a lui seul satisferait déjà les velléités d’ouverture de plusieurs générations, n’est qu’une petite partie d’un territoire où se comptent par dizaines ces titans dont la nature a accouché comme nous nous en apercevons en poursuivant notre descente sur Zaouiat Ahansal, destination intermédiaire avant Taghia où nous comptons nous faire une idée de la nature du caillou et du terrain touristico-économique qui y règne. Cul de sac de l’asphalte, Zaouiat Ahansal se situe au carrefour de plusieurs vallées et incidemment des rivières qui les ont creusées pour le plus grand bonheur des berbères qui jouissent de cette oasis de fraîcheur et de verdure depuis la fondation du village au XIIIème siècle par un saint d’une confrérie religieuse (Zaouiat en arabe), et accessoirement de celui des grimpeurs du monde entier séduits par ce cadre sauvage et l’abondance et le dénivelé d’un rocher de première qualité.
Empruntant les dernières épingles menant à Agoudim, le village le plus important de la communauté, nous reconnaissons au loin ces greniers qui ont participé sur un autre plan à la réputation du lieu. Ces imposantes bâtisses à la forme générale cubique, légèrement évasées à leur base, tranchent avec les dimensions modestes, la rusticité et les techniques de construction des demeures qui se concentrent alentour et s’échelonnent l’une au-dessus de l’autre au grès des pentes, des maisons en pierres quand les greniers sont en terre crue et paille. Flanquées aux 4 angles de tours elles aussi quadrangulaires, percées de meurtrières et de quelques aérations aux motifs triangulaires, ces architectures à l’allure de citadelles abritaient des pilleurs éventuels et des ravages des rongeurs denrées alimentaires (grain, légumineuses) et objets précieux, chaque famille du village possédant son propre « placard ». Rénovés par une association étrangère ils sont encore aujourd’hui occasionnellement occupés par des pèlerins attirés par les reliques du saint conservées sur place.
En bas près de la rivière Ahansal le souk du lundi tire à sa fin et des adolescents ont repris le terrain pour taper dans le ballon tandis que les plus jeunes qui traînent leurs culottes élimées dans la poussière lèvent la main à notre passage ou, pour les plus timides, nous décrochent un sourire. Des chèvres au poil long gambadent au bord de l’eau. Un âne brait dans le lointain. Garés depuis quelques minutes on nous accoste poliment pour savoir si l’on est grimpeurs. Taghia, dernier village de la communauté situé à deux heures de marche de là et épicentre de l’activité est d’emblée évoqué au milieu d’autres mots-clés censés faire mouche à nos oreilles d’amateurs de verticalité et d’aventure : les taxis-berbères, à savoir les mules, dont on peut louer les services pour transporter le matériel de grimpe et de bivouac, Arnaud Petit, le légendaire Oujdad, sommet emblématique du village, Christian Ravier enfin, ouvreur prolifique et auteur du topo de référence que je tiens justement à la main.
Comprenant que nous ne pouvons pas dormir là, à quelques pas des services administratifs et des gîtes d’étapes, mais ne souhaitant pas non plus nous précipiter dans quelque plan que ce soit, nous échangeons simplement nos numéros. Vaccinés par nos mésaventures précédentes nous désirons tout sauf nous retrouver coincés par un guide ou l’autre, aussi sympathique soit-il, notre cœur balançant entre sentiment qu’on nous force la main et culpabilité de ne pas participer à l’économie locale. L’homme est cordial et beaucoup moins insistant que les professionnels du tourisme croisés ailleurs, mais nous soupçonnons qu’il ne va pas être aisé de mettre à exécution notre plan initial, à savoir approcher de Taghia doucement, nous familiariser avec le lieu, son rocher et ses cotations, sans froisser les intérêts des locaux qui vivent pour partie de cette activité, ni d’échapper enfin à la demi-pension institutionnalisée une fois là-bas. Pour l’heure nous faisons demi-tour quelques kilomètres en amont pour la nuit, un emplacement provisoire sur un promontoire qui domine les différents villages rattachés à la commune de Zaouiat, une situation qui nous offre un point de vue autrement plus ouvert et majestueux que celui de n’importe quel gîte.
Malgré un sommeil écourté par le vent qui a rugi toute la nuit et bousculé l’habitacle du camion comme une bête féroce nous honorons notre rendez-vous avec Mohamed, un rancard organisé sur le pouce la veille au soir afin de nous indiquer un potentiel parking pour accéder aux falaises qui surplombent directement le village et, de son côté, s’assurer une dernière fois que nous n’aurons pas besoin de ses services de muletier dans les jours à venir, ce que, ne souhaitant pas nourrir de faux espoirs, nous lui confirmons derechef. L’ami à qui appartient la propriété sur laquelle nous nous trouvons, un gîte d’étape cosy, lorsque nous lui demandons ce que nous lui devons pour le stationnement, nous répond que c’est à notre bon vouloir, une façon de faire qui diffère franchement de l’attitude sèchement intéressée à laquelle nous avons fait l’objet régulièrement. Cette contrée reculée serait-elle épargnée par ce fantasme de l’argent facile et ce folklore organisé qui gangrènent certaines zones du pays ? L’authenticité qui se dégage de ces rues exemptes de boutiques de souvenirs et de restaurants à la chaîne ne cache-t-elle pas une autre forme de standardisation, moins visible, engendrée par un tourisme plus élitiste orienté vers la montagne et l’escalade ? En attendant les réponses que nous fournirons certainement le terrain et notre propre expérience dans les semaines à venir, je ne peux m’empêcher de dérouler quelques fils sur le plan théorique. A commencer par cet obstacle que l’anthropologie, encore aujourd’hui, plusieurs dizaines d’années après sa découverte, a bien des difficultés à contourner, à savoir que l’observation même la plus neutre induit nécessairement des effets à la marge sur les populations qu’elle se propose d’étudier avec les plus nobles intentions. Des phénomènes de majoration ou de minoration des comportements qui non seulement biaisent l’objectivité dont l’anthropologie a besoin pour se revendiquer comme science mais plus encore risquent sur la longueur de modifier durablement la culture ancestrale de ces peuples. Comment dès lors pourrait-il en être autrement des aventuriers de tous poils qui depuis un peu plus d’une trentaine d’années se rendent ici en partie pour sa nature généreuse en caillou, en partie pour son caractère préservé de l’industrie touristique ? Ces derniers, comme nous-mêmes sommes susceptibles de le faire aujourd’hui, ne détruisent-ils pas cela même qu’ils sont venus chercher si loin ? Bien qu’encore discret le ver semble déjà dans le fruit comme tend à le prouver ce refrain connu de tous les gosses des bords de route dont les yeux s’illuminent à la vue d’un visage ou d’une plaque européenne: « donnez-moi un dirham donnez-moi un dirham ». A moins que, suivant l’exemple de ces penseurs issus de ces peuples premiers qui prônent un retournement de l’anthropologie sur elle-même, celle-ci n’étudiant plus ceux-là mais s’observant à travers leur regard curieux, les habitants de ces vallées passent à leur tour de l’autre côté de la lunette et deviennent des observateurs critiques du mode de vie et de raisonnement occidental. Devant pour cela couper l’importante branche économique sur laquelle ils sont assis il est toutefois peu probable que l’idée fasse assez d’émules pour bousculer le statu quo.
Quand bien même Zaouiat Ahansal et Taghia occuperaient une place singulière au sein du folklore évoqué plus haut, leur situation n’est pas si idyllique que cela. Un papier trouvé sur le net qui aborde la question sous l’angle de l’enclavement dont a tour à tour souffert puis profité la vallée remet les pendules à l’heure en quelques pages : taux de mortalité infantile parmi les plus élevés du Maroc, analphabétisme, maigre ruissellement économique de ce tourisme d’aventure sur les populations excentrées du poumon de l’activité et des artères qui l’alimentent parfois d’à peine quelques kilomètres (hauts-plateaux et vallées annexes ignorés des grimpeurs et randonneurs), ségrégation enfin et tensions corrélatives entre les habitants de ces plateaux et vallées et ceux, minoritaires finalement, à qui profite cette manne sans précédent dans la région. Autant d’éléments qui sans remettre entièrement en cause nos plans initiaux et notre envie toujours intacte d’aller nous frotter à quelques-unes des grandes voies qui se trouvent à Taghia nuancent l’élan d’enthousiasme un peu naïf qui nous avait saisi il y a quelques mois de cela lorsque nous avions ouvert puis parcouru le topo du coin, proprement fascinés par la grandeur et la diversité des lieux répertoriés. Maintenant que nous sommes sur place ou presque il serait sans doute regrettable de ne pas nous y rendre ne serait-ce que deux ou trois jours mais nous redoutons l’ambivalence émotionnelle à laquelle cette escale nous expose, entre émerveillement paysager et malaise occasionné par le fait de ne pouvoir faire autrement qu’ « acheter » sous une forme ou l’autre ce même paysage. S’effritant petit à petit, ce rêve né à 3000km de là ne vaut peut-être plus d’être concrétisé…
Mais nous n’y sommes pas encore et l’heure est à la découverte de ce calcaire à dominante verticale qui coiffe les pentes ouest de la vallée dans le prolongement du massif de l’Aroudane. A une trentaine de minutes à l’aplomb du parking où nous nous sommes garés s’élève une paroi d’un peu moins de 200m, une taille modeste relativement aux standards de la zone mais suffisamment intéressante pour avoir séduit quelques équipeurs qui y ont imaginés une quinzaine de lignes sportives ainsi que quelques voies de plusieurs longueurs. Une entrée en matière toute trouvée au royaume des cupules, gouttes d’eau et cannelures après les dévers à colonnettes des gorges de l’oued Al Abid. L’occasion également pour Julie de renouer avec les sensations du « à vue » que faute de suffisamment de voies dans son niveau elle n’a pas pu véritablement pratiquer jusqu’alors. Un manque d’entraînement qui passe bien vite inaperçu, faisant preuve tout au long de la journée de lucidité, d’audace et de maîtrise tant dans sa gestuelle que dans ses choix stratégiques. Elle coche ainsi successivement 6a, 6b puis 6b+ en posant les dégaines, indéniablement plus à son aise dans ce style technique sur petites prises que dans celui des gorges beaucoup plus athlétique.
Boudée par les grimpeurs pressés de rejoindre la Mecque, la falaise est à nous seuls. De temps à autre le cri d’un âne fend le silence, semblable à une corne de brume ou une sirène d’alarme anti-aérienne dont l’écho se répercute d’un flanc de la vallée à un autre sur des kilomètres, un bruit auquel il est difficile de s’habituer les premiers jours tant il surprend mais auquel nous nous attacherons. D’autres fois ce sont les cris des d’enfants qui cheminent en chantant et en hurlant le long de la piste qui relie les différents hameaux de la commune. Des véhicules y vont et viennent de temps à autre, des fourgonnettes Mercedes ou Ford plus ou moins customisés selon les moyens et les goûts du propriétaire et des utilitaires du type Kangoo, ainsi que des pick-up dont chaque centimètre carré est occupé, de la benne arrière chargée de plus de personnes au mètre carré qu’un concert de rock à son acmé, à l’habitacle où le nombre de ceintures de sécurité est un détail sans importance, en passant par le toit de ce même habitacle où des femmes tiennent par la taille les enfants qui y sont assis, et par les flancs du véhicule enfin auxquels sont accrochés des sacs en toile gonflés de denrées alimentaires ou de fourrages pour les bêtes, des outils et des matériaux de toutes sortes, des vélos. Assurant le gros du transit là, et quand les transports en commun classiques viennent à manquer, ces 4x4 sont les globules rouges de ces vallées isolées qui se ramifient à chaque embranchement en de plus étroites pistes à l’image des capillaires de notre réseau sanguin ; et quand malgré la virtuosité des conducteurs ils font marche arrière les mules et les ânes prennent le relais, dernier et souvent seul fil reliant alors les hommes entre eux.
Ayant trouvé un campement moins exposé au vent et suffisamment éloigné du village pour assurer notre bienséance nous maintenons nos plans de zoner quelques jours dans les environs avant de nous aventurer plus en avant sur la piste qui mène à Taghia. Comme le répète souvent Julie, compensant mes ardeurs parfois irréfléchies, nous avons le temps pour nous contrairement aux vacanciers d’une ou deux semaines dont le séjour s’apparente alors bien souvent à une course contre la montre. Et cela commence par un break d’une journée, un repos mérité après ces deux semaines au cours desquelles l’escalade, les déplacements cahoteux, les nuits parfois agitées ainsi que les conditions de vie inhérentes au camion, qui sans être comparables à celles d’un voyage à vélo ou à pied n’égalent pas celles d’un foyer en dur, ont puisé dans nos réserves.
La vue matinale sur la muraille de l’Aroudane et ses contreforts suffit amplement à combler cette journée. Tandis que Julie plonge avec un plaisir non dissimulé dans le beau livre de Stéphanie Bodet « A la verticale de soi », je me laisse à mon habitude happer par la géologie profuse du lieu. A 4 pattes dans la poussière mes poches se remplissent bien vite d’échantillons plus insolites les uns que les autres. Le tableau de bord du camion ressemblant déjà à un cabinet de curiosité je prends cette fois-ci le parti de ne pas conserver ces trésors mais d’en réaliser des frottés au papier carbone, une technique élaborée dans une vie précédente qui a l’avantage d’être nettement moins coûteuse en espace. Entre cet atelier à ciel ouvert, la lecture et la confection de petits pains dont nous commençons à mieux maîtriser le pétrissage et la cuisson, les heures défilent sans que nous en ayons conscience.
C’est donc frais et dispos, nos sacs à dos garnis de ces galettes d’une vingtaine de centimètre de diamètre, que nous nous retrouvons au pied de la paroi découverte plus tôt, observant son horizon lointain avec un mélange d’excitation et d’appréhension après plusieurs mois sans avoir pratiqué la grande voie. Outre le fait de nous permettre de regagner les automatismes techniques nécessaires à une progression fluide cet exercice est aussi l’occasion de mettre à l’épreuve les talkie-walkie achetés en France mais restés depuis dans leur emballage, un ustensile que les vieux de la vieille ne manqueraient pas de qualifier de gadget mais dont l’utilité par grand vent par exemple n’est plus à prouver. Et ils tiennent leurs promesses, non pas seulement pour la raison évoquée ci-dessus, mais parce qu’ils nous évitent de crier à tue-tête à chaque relais, une discrétion bienvenue dans ces vallées où la voix, d’écho en écho, porte parfois très loin, et est ainsi susceptible de gêner à la fois la faune environnante, les habitants, ainsi que nous-mêmes qui apprécions le calme de ces milieux sauvages. 1 point pour les talkie donc, 0 pour l’éthique !
Le calcaire finement sculpté de la région offrant de nombreuses possibilités de poser ses propres protections, en tous cas dans cet ordre de difficulté, j’en profite pour m’y exercer dans l’éventualité où nous ambitionnions l’une des lignes vierges de spits marquées d’un post-it dans notre topo. Évoluer ainsi, non pas en fonction d’un tracé préétabli, jalonné d’une succession de points à relier comme y invitent ces jeux pour enfants qu’on trouvait de mon temps dans les cahiers d’activité, mais selon la seule nature du terrain, les faiblesses et les obstacles de son relief, s’apparente singulièrement à la manière de nous déplacer à travers le territoire du Maroc à laquelle nous tendons subrepticement depuis quelques semaines, délaissant les étapes planifiées pour une sorte de dérive au grès de l’espace lui-même, contre le temps.
Malgré quelques dégaines posées dans les sections les plus fragiles et les plus lisses je ne cache pas le plaisir que procure ce sentiment de liberté qui m’habite à la lecture progressive de la face. Julie de son côté fait plus que le job à vue, et coche sans réelle difficulté les longueurs qui lui reviennent. Si elle prend parfois peur dans des dévers d’une vingtaine de mètres, 150 ou 200 de verticalité comme aujourd’hui ne lui arrachent pas un frisson ni une grimace. Aussi lorsque nous rejoignons notre camp quelques heures plus tard, les derniers rayons du soleil rehaussant les moindres reliefs des 3 kilomètres de calcaire de la face nord de l’Aroudane, je me prête à rêver. Le regard affecté que je lui portais lorsque nous l’avons longée en arrivant du Tizi N’Lissi se mue petit à petit en une perception plus ambivalente, mariant à l’humilité que sa monumentalité impose une attractivité grandissante ainsi qu’une forme de familiarité trompeuse entretenue par son voisinage quotidien et renforcée par son observation assidue aux jumelles. Le sentiment confus d’y avoir déjà vécu quelque chose. Sans préjuger de l’avenir, il ne fait pas de doute que nous ayons les moyens physiques et techniques de répéter l’un ou l’autre des itinéraires en style alpin ouverts par les pionniers qui ont exploré le massif dès les années 60. Mais en endosserais-je la responsabilité ? Se perdre dans sa contemplation ne peut-il contenter mon aspiration ? Peut-on gravir une paroi, quelle qu’elle soit, en pensée ? Décrypter la ligne se suffit-il à lui-même ? Renoncer n’est-il pas aussi noble que vaincre ? Sommet de sagesse ou comble de lâcheté ? Passe-passe de l’ego ?
Bien qu’ils ne soient sans doute jamais allés sur son plateau sommital par cette face verticale, préférant naturellement des itinéraires de moindre difficulté, les hommes et femmes du coin qui vivent sous son aile, à son rythme saisonnier, et selon la progression quotidienne de son ombre comme nous à celle des aiguilles d’une montre, n’en éprouvent-ils pas mieux la grandeur ? N’en ont-ils pas une connaissance plus profonde et plus authentique que celle que n’importe quelle ascension, même la plus audacieuse, procure à celui qui la réalise ?
C’est donc sur les pas de ces paysans, bergers et chevriers que nous nous mettons en marche dès la première heure le lendemain. En l’absence de sentier balisé menant au sommet nous naviguerons à vue, empruntant à contre-sens le système d’oueds qui prennent naissance au pied de la paroi et se rejoignent pour former l’akka n’tissli qui court lui-même jusqu’à Zaouiat. Nous descendons d’abord jusqu’à l’oued principal par une sente qui serpente jusqu’à une poignée de maisons isolées puis nous remontons ce lit à sec encombré de blocs érodés sur quelques kilomètres, progressant parallèlement à la face nord de l’Aroudane dont, à contre-jour, la silhouette massive de paquebot est encore plus écrasante. Nous bifurquons ensuite au niveau d’un affluent qui devrait nous conduire de l’autre côté d’une longue échine rocailleuse parallèle au massif et de rallier ainsi le pied de la paroi.
Nous fiant à des traces de chèvres nous nous retrouvons bientôt coincés au pied d’un ressaut infranchissable que nous avons la chance de pouvoir contourner en escaladant une vingtaine de mètres de dalles positives. En face les chèvres en question parpinent méchamment et nous sommes heureux d’avoir quitté le fond de l’oued. Comme à Oukaïmeden et à l’oued Al Abid nous sommes bluffés par l’agilité de ces bêtes au long poil qui n’hésitent pas si besoin de grimper aux arbres ou d’effectuer des traversées exposées au-dessus de précipices vertigineux, une habileté inscrite dans les gènes par les milliers de générations qui ont occupé ce territoire. La personne qui les conduit par des jets de pierre et des borborygmes intraduisibles à l’écrit s’avère être une femme, un fait remarquable dans ce Haut-Atlas où l’activité nous semblait jusqu’alors être du seul ressort des hommes. Au loin un second troupeau en route pour de plus hauts pâturages est lui aussi encadré par une femme. L’une comme l’autre, en même temps qu’elles suivent les bêtes, ramassent et coupent à la hache des branches qu’elles transportent dans des baluchons ou mettent de côté pour un prochain passage. Un mode de sylviculture raisonné similaire à celui dont nous avons eu un exemple lors de notre arrivée. Une pratique fondée sur une taille parcimonieuse et étalée dans le temps, sur des dizaines voire des centaines de générations, plutôt que sur l’immédiateté et l’irréversibilité de la tabula rasa à la façon empire romain (cf. Albarracin visité plus tôt) ou brésilienne actuelle, une approche paysagère en quelque sorte dont nous reconnaissons désormais les signes caractéristiques dans le paysage, entailles dans les troncs, branches cisaillées, silhouette générale des arbres qui paraissent avoir été travaillés à la façon d’un art topiaire.
Le vallon formé par le piémont de l’Aroudane et ce contrefort qui lui est parallèle abrite quelques formidables spécimens de chênes vert et de genévriers thurifères éparpillés de place en place, des êtres majestueux non pas par leurs dimensions relativement communes pour les forêts françaises, mais par la force que leurs larges troncs noueux et leurs fourches entrelacées dégagent, comme s’il s’agissait de monuments là de toute éternité, comme si c’était eux qui portaient la Terre et non l’inverse. Des sortes de vaisseaux immobiles ou de portes dont la seule vue transporte vers d’autres horizons spatiaux et temporels. D’un âge canonique (probablement plus de 1500 ans pour les genévriers), ces rescapés d’une forêt disparue font indéniablement penser à ces arbres-univers qui peuplent les mythes de création de bien des peuples à travers la planète, l’Yggdrasil chez les nordiques, l’arbre de la connaissance et de la vie dans le christianisme, l’arbre de la Bodhi chez les hindouistes et bouddhistes, les arbres-mondes sud-américains, ou encore l’Arbre Cosmique sibérien.
De part et d’autre du vallon creusé par un torrent disparu depuis des lustres des constructions à l’allure préhistorique flanquées d’enclos offrent un abri occasionnel à ces femmes rustres qui n’ont pas daigné répondre à notre salut. Les traînées de suie qui recouvrent les plafonds des cavités contre lesquelles ont été agencés ces architectures de fortune paraissent vieilles comme le feu lui-même, le bois fossilisé, les pierres agencées à l’envie. Leurs chiens ne manquent pas quant à eux de nous remarquer et, décuplée par l’instinct de meute, leur agressivité n’est pas sans inquiéter un instant Julie d’habitude si sereine avec les canidés de tout poil, ce qui ne me rassure évidemment pas moi-même, pour le moins frileux avec la gente canine. Longtemps après notre passage près du troupeau qu’ils défendent, tout au bout du vallon où nous démarrons pleine pente en direction de l’arête ouest, nous les entendons encore aboyer, mes poches pleines des cailloux que j’ai ramassés dans l’éventualité d’une attaque par derrière.
Après près de 1300m de dénivelé positif dans les pattes, le terrain désormais instable et délité, l’absence de toute échelle qui caractérise ces paysages très ouverts et les antécimes qui se succèdent les unes derrière les autres comme autant de fausses joies mettent notre mental à rude épreuve pour cette dernière ligne droite. Les dalles compactes que nous découvrons sous le sommet nous offrent un sursis et bientôt, relevant la tête, l’horizon s’ouvre de toutes parts. A l’ouest d’abord où la crête que nous suivons se couche doucement jusqu’à une cuvette asséchée autrefois occupée par des bergers avant de se relever vers un autre sommet puis un autre, ainsi de suite sur plusieurs dizaines de kilomètres, les contours des montagnes de plus en plus éthérés. Vers le nord ensuite, là d’où nous venons, le piémont de l’Atlas se déployant comme une houle de bruns et de jaunes de plus en plus calme à mesure qu’on s’éloigne, et là-dedans quelques villages et cités comme des esquifs en perdition. Tandis qu’au sud jusqu’alors entièrement dissimulé par la barrière de calcaire de l’Aroudane lui-même, objet secret de notre « balade » nourrissant nos fantasmes depuis plusieurs jours, se livre peu à peu une contrée demeurée longtemps inconnu des occidentaux et qui n’a pas fini d’être explorée, un royaume minéral dans le royaume du Haut-Atlas, un territoire qu’aucune carte ne saurait décrire avec justesse, à moins, comme dans la nouvelle de Jorge Luis Borges, qu’elle ne le soit à l’échelle 1/1. Le sud s’ouvre comme un incommensurable atlas où, hormis la géographie des côtes bien sûr, tout y serait référencé, une encyclopédie d’avant son invention énumérant la liste des mots dont l’homme a affublé la nature :
A de l’Adret, Altitude, Alluvion, Amont et Aval
B de Bassin, Balcon, Barkhane
C de Cirque, Col, Cime, Contrefort, Canyon, Chaîne, Confluent, Crête
D de Défilé, Dune, Dépression, Désert
E des Éboulis, de Erg, Escarpement
F de Falaise
G de Gorges, Grotte, Gouffre, Gué
H de l’Horizon, Hamada
I de Inclinaison
J de Jardin en balcon
K de Kilomètre
L de Ligne, Latitude et Longitude, Lapiaz
M de Massif, Montagne, Mesa
N de Niveau, Nuage
O de Oasis, Oued
P de Plateau, Paroi, Plaine, Précipice, Piémont
Q de Quartz, Quadrillage
R de Ravin, Rivière, Reg, Relief
S de Source, Sommet, Stratigraphie
T de Talus, Torrent, Talweg, Topographie
U de Ubac
V de Vallée
W de Western
X de Xérophyte
Y de il Y a
Z de Zone
Pas plus que la carte n’est le territoire, ce vocabulaire n’est l’espace qui s’étend à 360 degrés depuis cette vigie culminant à 3361m d’altitude. A bout de mots, des sons inarticulés, bruits d’ébahissement, souffles coupés, sifflements d’admiration et onomatopées sortent de nos bouches, plus par habitude que par réelle nécessité. Enfin nous embrassons d’un seul regard l’environnement que les croquis et les photographies de notre topo décrivent de manière morcelée. Enfin nous sommes en mesure de reconstituer le puzzle. Enfin nous comprenons que nous ne le connaîtrons jamais autrement que de loin, sommairement et par noms interposés : l’Oujdad et le Taoujdad, des éperons jumeaux de 500m au pied desquels se cache Taghia, le jbel Timghazine qui se prolonge à perte de vue à l’est par le plateau du Koucer, les canyons tentaculaires de l’akka n’Tadrarate et N’Tazarte enfin, le premier se déployant vers le sud comme une galerie creusée par quelque animal de légende, le second pourfendant d’est en ouest, de Tamdarote à Assemsouk, un autre gigantesque haut-plateau arasé par les vents où les bergers passent une partie de la belle saison.
Nous souvenant de la foule réunie il y a quelques mois au sommet du Toubkal, exaltés par l’effort et la somme incalculable de beauté qui nous submerge, nous avons la sensation trompeuse d’être seuls au monde, une expression usée jusqu’à la corde par les récits de voyage et d’aventure, mais qui traduit assez bien l’ivresse existentielle que l’horizon sans cesse repoussé aux confins de la terre et le ciel peut produire sur nos cerveaux de bipèdes.
Dans ce pays berbère plus qu’ailleurs le sentiment d’être le premier à fouler un espace est mis à mal par les traces innombrables que le sol porte en surface. Qu’il s’agisse d’une empreinte de pied ou d’un crottin de mule, d’un noyau de datte ou d’une coquille de noix, d’un éclat de poterie, d’une excavation énigmatique, d’une cavité aménagée ou encore d’une pierre levée ou accolée intentionnellement à un arbre, la terre du désert est pareil à un immense palimpseste où sont conservées les traces évanescentes de ceux qui nous y ont précédé, eux-mêmes marchant déjà dans les pas d’un autre, et ainsi de suite, jusqu’à un hypothétique pionnier, un premier à avoir marché là. Mais comme nous le montre la paléoanthropologie par l’impasse de sa méthodologie consistant à présupposer l’homme dans le singe puis à faire descendre le premier du second (qui n’est dès lors déjà plus singe) ou celle de l’astrophysique s’évertuant à réduire l’intervalle – infrangible par définition – entre le temps t du big-bang et le premier instant, toute quête des origines, du cosmos, de la vie, de l’homme ou de la conscience n’est-elle pas vouée à échouer ? Le réel demeurant à jamais voilé pour celui qui y est immergé ?
Quelques heures après avoir quitté ce mirador naturel la
nuit nous trouve à quelques centaines de mètres du camion, à la fois harassés
et affamés par cette randonnée d’un tout autre calibre que celle qui nous avait
menés au sommet du Toubkal pourtant plus élevé, et encore passablement habités
par la magie de ce voyage à part entière et par la vision de ce pays
insoupçonné semblable à quelque eldorado qu’il nous a permis d’entrevoir. Le
projet d’atteindre ce même sommet par la face nord derrière laquelle se hissent
présentement les premières étoiles, sans sortir de nos têtes, n’a soudain plus
tout à fait le même attrait.
Moins aride que la vallée par laquelle nous sommes entrés sur ce territoire, celle creusée par la fougueuse rivière Ahansal est jalonnée de villages et de groupements de maisons entourés de jardins en terrasse fertiles et de vergers opulents. Au milieu d’une parcelle récemment récoltée un homme vocifère sur une mule harnachée d’un antique araire en bois. Sur les toits de terre crue sèchent le maïs, le piment, l’oignon, récoltés en prévision de l’hiver, une image qui ravive les souvenirs enfouis d’un autre voyage. Il est frappant de penser que le premier fût domestiqué outre-Atlantique il y a plusieurs siècles par un peuple et pour un milieu qui partagent étrangement bien des traits avec ceux que nous découvrons, qu’il s’agisse du climat semi-aride, de l’architecture qui se fond élégamment dans le paysage, du régime alimentaire à base de farine, de légumes et de viande ovine ou caprine, ou des techniques agricoles employées pour mettre à profit ces ressources. Il en est ainsi, en pleine campagne, de ces esplanades circulaires d’une dizaine de mètres de diamètre en moyenne, au sol pavé ou en terre crue mais toujours parfaitement nivelé, parfois flanquées d’un mur de soutènement côté pente et plantées en leur centre d’un solide poteau en bois ; des structures identiques en tous points à celles observées sur les plateaux des Andes à des milliers de kilomètres de là. Sur ces aires de battage des céréales, des mules, des chevaux ou des ânes attachés au poteau central par des liens sont invités par le paysan qui les mène à tourner comme dans un manège. Piétinant de leurs puissants sabots les épis de blé ou d’orge dans un mouvement en spirale créé par le rétrécissement à chaque tour de la longueur du lien, les bêtes ôtent à l’homme la difficile tâche de séparer le grain de la balle non comestible. Ne reste ensuite plus qu’à vanner sur cette même surface astucieusement située pour que les vents dominants, une fois les céréales lancées en l’air à l’aide d’une pelle dédiée, emportent au loin la paille et les balles, alors que le grain, plus lourd, retombe quant à lui sur place, prêt à être consommé ou transformé en farine. En l’absence de communication entre ces deux civilisations on ne peut qu’être interpelé par ce mimétisme, exemple de cette synchronicité qui en des lieux éloignés accouche parfois d’inventions et de découvertes similaires.
Dans l’épicerie où nous nous arrêtons pour faire quelques commissions les rayonnages sont à l’image du coin, quasi-déserts, mais le franc sourire du tenancier et l’accent pédagogique avec lequel il accueille nos balbutiements en langue tamazigh nous emplissent le cœur et nous repartons avec de quoi survivre quelques jours, féculents, oignons et maquereaux en boîte, ainsi que deux magnifiques pain qu’un généreux client de passage s’empresse de nous « dépanner » comme il le dit lui-même dans un français spontané. Si bien souvent depuis notre arrivée au Maroc nous avons eu la sensation d’être pris pour ce qu’il faut bien appeler des « vaches à lait », les environs de Zaouiat Ahansal font figure d’exception. Nous estimons ainsi chaque fois payer à leur juste valeur (celle en vigueur pour quiconque) les produits dont nous avons besoin plutôt que selon notre faciès ou celui de notre véhicule, et cumulons plus de gestes de générosité spontanée en quelques jours qu’en deux mois. Une singularité qui ne se limite pas à ce point mais concerne de nombreux autres domaines à commencer par celui de l’environnement auquel une attention générale semble être portée toutes générations confondues, à la ville comme à la campagne. Là où ailleurs il est parfois difficile de faire un pas sans shooter dans un détritus ou se lamenter du spectacle affligeant de décharges sauvages, abords des rivières, rues, montagnes sont ici préservés de ce fléau. Sur le plan du travail également la région semble échapper à cette oisiveté qui gangrène bien des villages traversés, chacun œuvrant d’arrache-pied plutôt que de zoner sans but en espérant que l’argent tombe du ciel ou plus précisément des poches des touristes. Que ce soit dans les champs jusque tard le soir, sur les chantiers du lundi au dimanche, au club de français qui complète l’enseignement transmis à l’école ou aux abords des routes où des élèves griffonnent quelques devoirs en retard, les berbères ne ménagent pas leur effort et le font avec une solidarité et un esprit d’indépendance ancrés dans un passé lointain.
Sur la crête où nous avons élu domicile depuis plusieurs jours des excavations destinées à recevoir de jeunes plants de genévriers témoignent de ce sens du devoir envers les générations à venir, un geste ancestral que ces mêmes générations, s’inspirant de leurs parents, reproduiront en temps voulu à leur tour, et ainsi de suite, en une chaîne reliant le passé au futur qui est le ciment de toute communauté qui se respecte. Exemple à suivre ici au Maroc mais aussi en Europe où les racines de l’arbre sur lequel nous sommes perchés depuis plusieurs siècles et depuis lequel nous contemplons l’horizon et les cieux où transitent nos satellites souffrent de n’être plus soignées, l’arbre penchant désormais dangereusement. Un modèle sans doute issu de l’histoire mouvementée de la région et de sa situation géographique singulière, entre exclusion de l’Etat, lutte armée au cours des vagues successives d’occupation qui l’ont secouée, enclavement territorial soudant les hommes entre eux face à une nature aussi belle que rétive, et esprit d’indépendance et de résistance concomitants.
Sur le plan de l’escalade une petite falaise d’une trentaine de mètres de haut située à quelques pas de l’éperon où nous avons gravi notre première grande voie du Maroc nous offre quelques belles journées à l’ombre et des réalisations marquant d’indéniables progrès dans cette discipline que nous affectionnons de plus en plus l’un et l’autre. Suite à quelques jours en demi-teinte dus à une rhinite tenace qui nous aura fait croire un moment à une allergie naissante Julie a envie d’en démordre et de prendre sa revanche sur ce coup porté à sa santé dans l’effort. Sur la gauche de la falaise une ligne en 7a+ qui après une dizaine de mouvements physiques dans un léger dévers se prolonge par un pilier et un bombé final aussi aériens l’un que l’autre emporte vite son adhésion et il ne lui faut pas plus de deux montées pour transformer l’essai et clipper le relais de cette voie aussi exigeante physiquement que psychologiquement. Grimpant juste, au meilleur de sa concentration, elle prend même quelques libertés avec les méthodes déchiffrées précédemment dans la partie finale assez exposée, écoutant les signaux que lui prodigue son corps désormais affûté et eux seuls. Sa satisfaction à la mesure de l’effort plus long qu’en bloc irradie son visage pour le reste de la journée.
De mon côté, malgré l’attraction ressentie pour le « à vue », le besoin viscéral de forcer musculairement et de solliciter les fléchisseurs quelque peu laissés pour compte depuis notre dernier jour à Oukaïmeden me pousse à céder aux sirènes de la difficulté en élisant dans un premier temps un 8a pêchu que je réalise au premier essai, puis dans un second un projet un petit cran au-dessus, une ligne dont la qualité de la section finale qui se déroule dans une de ces coulées calcifiées gris-bleu pour lesquelles j’ai désormais un fort penchant n’a d’égale que la moindre qualité apparente du caillou des douze premiers mètres. Un coup de poker que je suis sur le point de regretter dès la première dégaine quand je découvre la fragilité effective des prises de cette section. Néanmoins bien décidé à assumer ce choix jusqu’au bout je procède à une purge exhaustive de la voie, une beauté dont elle avait bien besoin aux vues du nombre d’écailles que je décroche et de prises que je me vois obligé de nettoyer. Un exercice qui me vaudra une belle frayeur sous la sortie, dans le dernier crux, lorsque les pieds largement au-dessus de la dégaine, jardinant de la main droite pour dégager une aspérité recouverte de poussière, la réglette que je tiens de l’autre main vole littéralement en éclats, m’envoyant dans les airs. Julie qui avait senti le coup venir dynamise à merveille cette chute plus impressionnante que dangereuse qui ne me décourage pas. Une fois cette dernière partie expurgée de toute la poussière accumulée par le ruissellement des pluies je peux enfin grimper. Lors des deux premiers essais, à peine trop entamés par l’approche en 7B qui mène au premier crux, un mouvement teigneux depuis un petit bidoigt vers une inversée précise, je manque de l’explosivité requise. Un scénario que je parviens à conjurer lors du troisième assaut où mémoire musculaire, vitesse d’exécution des mouvements et souffle ample et rythmé se conjuguent pour franchir ce premier obstacle. Derrière c’est le théâtre de la résistance, un espace physico-mental où il y a peu encore, faute d’entraînement, nous subissions la pesanteur de nos corps. Aujourd’hui, sans bien sûr échapper à cette pesanteur, tenir ou non les prises n’est plus uniquement question de physiologie mais également du ressort de l’esprit. Mes doigts se ferment sur le bac final du second crux au moment où tout le reste lâche. Un râle de soulagement traverse mon corps de part en part en un bref éclair, me laissant une seconde groggy. Suivent les derniers mètres, les plus traîtres car les plus faciles. Puis une marée d’endorphine qui efface tout le reste.
La satisfaction de l’un se mêlant à celle ressenti pour l’autre, nous amorçons la descente sur le village plus légers et les yeux décillés. Des détails qui nous avaient échappés nous sautent à la figure comme cette aire dénudée, limitrophe du plus important des greniers, qui abrite des sépultures sans ornementation, des tumuli longilignes à peine visibles tant ils sont érodés par les éléments, orientés sans exception vers la Mecque selon les préceptes établis par la charia. En termes de formes comme de couleurs les blocs d’habitations semblent appartenir à un unique et homogène ensemble architectural, un agencement de parallélépipèdes rectangles imbriqués les uns dans les autres où le toit d’une maison constitue souvent la terrasse d’une autre et ainsi de suite, des échelles en bois assurant le passage entre eux. Ci et là de grands tapis colorés étendus à cheval sur les murs égaient la monotonie de la terre crue et de la pierre. Sur la rive exposée à l’est se concentrent la plupart des jardins alimentés par les torrents d’eau claire qui dévalent des pentes des montagnes environnantes. Un système savant de bassins de retenue et de canaux assure à chacun de jouir à part égale de ce présent accordé gracieusement par la montagne, propriété de personne. Comme à l’aller les femmes habillées de djellaba aux motifs floraux et chaussées de savates en plastique travaillent dans ces allées fertiles tandis que le son des marteaux et des pioches rythme celui des hommes. Plus loin, en bordure de ce pont que nous franchirons le lendemain pour la première fois, on tape la balle dans la poussière, rejouant quelque match de Champions League. La piste au-delà serpente entre les maisons couleur de sable puis disparaît derrière un virage.
Après ces quelques jours de reconnaissance nous voilà en
effet sur le départ pour les confins de la vallée de l’Ahansal, l’au-delà de
l’asphalte puis l’au-delà de la piste, où, pour l’instant encore, on ne se
déplace qu’à pieds ou à dos de mules. Là où, depuis qu’ils en ont fait la
découverte dans les années 70 du siècle passé, des grimpeurs aventureux ont
trouvé leur jardin d’éden, se passant d’abord le mot sous la table, de peur que
la lumière ne l’use prématurément comme cela s’est passé plus au sud avec les
gorges du Todgha. Puis les tables se sont multipliées, le bouche à oreille a
fuité et Taghia a fait la une des magazines spécialisés. Je ne sais pas ce que
penseraient ces pionniers de la piste carrossable qui aujourd’hui a avalé plus
de la moitié du sentier qui y menait depuis Zaouiat Ahansal, des plaquettes qui
s’y sont répandues à proportion du gain de poids des perfos et de la
démocratisation de la discipline, des gîtes qui font florès au village, de
nous-mêmes enfin, déambulant topo à la main le long du cours d’eau pour
effectuer un repérage des lieux qui nous intéressent parmi les innombrables
possibilités qu’offre la vallée. Seraient-ils aussi tranchants que je l’ai été
moi-même à propos des visiteurs de Marrakech, d’Ouzoud ou du Toubkal ?
Comme pour la connerie, nous sommes toujours le touriste d’un autre. Peut-être
regretteraient-ils d’avoir vendu la mèche dans un geste spontané, portés par le
désir de partager leur enthousiasme ? Après tout ils ont leur part de
responsabilité dans le développement ultérieur du site. Laisser une trace de
son passage, d’une ouverture, qu’il s’agisse d’une simple feuille griffonnée déposée
dans un gîte ou celle d’un topo en bonne et due forme ne sont pas des gestes
sans conséquences. Je suis toutefois persuadé qu’ils ne seraient pas moins
émerveillés par la qualité, l’élégance et la profusion des parois qui parsèment
les flancs de la vallée que nous remontons à notre tour en direction de Taghia
après avoir laissé notre véhicule en bout de piste. Sauf à voir le diable dans
les avancées objectives que représentent pour ses habitants l’arrivée de
l’électricité ou les travaux d’aménagement de la piste, j’aime à croire qu’ils
aimeraient ce village comme au premier jour, non pas seulement pour sa solitude
et son caractère préservée de la civilisation, mais aussi pour ceux qui y
vivent en dépit du confort moderne et continueront à y vivre malgré lui. Pour
ces raisons il est au demeurant fort probable que les amateurs de vraie
aventure s’en soient déjà allés ailleurs, toujours plus loin à l’intérieur des
terres, dussent-ils pour ce faire utiliser un 4x4. L’aventurier moderne est un
paradoxe incarné, modifiant par sa seule présence le caractère authentique pour
lequel il a parcouru des milliers de kilomètres. Chercher et brosser de
nouveaux blocs dans les Vosges comme nous l’avons fait ces dernières années
n’est pas moins une aventure que de se rendre ici, dormir dans un gîte tout
confort (un passage incontournable sauf à blesser les locaux), et y réaliser
une grande voie, aussi extrême ou engagée soit-elle. C’est simplement moins
exotique, moins prestigieux aussi.
Sans ce voyage, sans sa lenteur, nous n’aurions sans doute jamais mis les pieds ici. Trop loin pour quelques semaines. Trop de gazole tout court. Nous avons du reste bien failli passer à côté, cumulant les faux départs depuis une semaine, indécis quant à la pertinence d’ajouter plus de beau et de spectaculaire à ce qui n’en manquait déjà pas. A posteriori, eu égard à ce que nous avons entrevu en quelques heures de ballade, cela aurait toutefois été regrettable et je remercie mille fois Julie pour son insistance à tenter le coup. Mais je reste néanmoins dubitatif de la manière dont sont considérés les paysages et les massifs hors le cirque de Taghia, ou plutôt déconsidérés, sans raison objective, simplement parce qu’ils n’entrent pas dans le cadre du mythe. Ce dernier, en attirant tous les regards à lui, éclipse littéralement tout ce qui n’est pas lui, et maintient derrière un voile d’indifférence injustifié des lieux pourtant parfois très proches, un biais dont nous avons fait l’expérience à deux reprises aujourd’hui. D’abord au parking situé en bout de piste où le fils du gardien, par ailleurs très aimable, eut l’air surpris voire incrédule quand nous lui avons annoncé que nous avions passé plusieurs jours à grimper sur les falaises environnant Zaouiat, allant jusqu’à dire qu’il n’y avait pas de montagnes là-bas… La seconde à Taghia même où le propriétaire d’un gîte nous proposant une visite rapide de son tout nouveau bâtiment nous a joué le même refrain non sans y ajouter une note de chauvinisme. Par nature grégaire l’homme pose son regard là où d’autres regardent déjà ou lui ont dit de le faire et il ne s’écarte pas ou peu de ce mimétisme, quand encore il ne regarde pas le doigt qui lui montre la lune. Quand bien même Taghia concentrerait toutes les beautés verticales du monde nous en avons déjà bien assez bu depuis que nous sommes partis. Ce voyage inspiré par l’escalade se mue peu à peu, ou se double, d’un voyage intérieur, un retour aux sources que la vie quotidienne trépidante assèche. Entourés de plus de parois, de rochers, de canyons et de pentes que je n’en ai jamais vu cumulés sur toute une existence, je ressens à la fois de l’agitation et de la retenue. Lorsque j’ouvre le topo une intarissable soif s’empare de mon esprit, un tourbillon si puissant que j’en ai la nausée et dois reposer le livre. Celui-ci fermé, observant les faces qu’il dépeint, l’effet cesse net. Est-ce donc vraiment moi qui rêve de les escalader ? Ou sont-ce les aspirations d’un autre ? Qui est cet autre alors ? Un fantôme du passé ? Un alter ego façonné par les lectures et les récits des autres ?
Ne se triturant probablement pas le cerveau avec ce genre de questions existentielles et de ratiocinations sans issue puisque sa vie les intègre et les annule, l’homme qui nous a accueillis au parking, et qui vraisemblablement vit là une partie de la semaine, dans une petite cabane construite de bric et de broc sur un promontoire à l’entrée d’une gorge étroite haute de plusieurs centaines de mètres, Saïd, ce berbère natif de Taghia, façonné par le climat et des conditions de vie rudimentaires, incarne à lui seul l’effort cumulé de tout l’occident pour rompre avec le dualisme sur lequel il s’est construit mais qui aujourd’hui le menace. Ni chaman, ni guru, ni sage, ni même aspirant à quelque révélation que ce soit, il applique au jour le jour, de manière inconsciente, ce trait d’union entre les actes les plus concrets de la vie quotidienne et les élans spirituels, entre le mouvement et le repos auquel ces chercheurs d’absolu nous invitent depuis des millénaires. Posté de jour comme de nuit sur cette vigie, il est à la fois homme et falaise, homme et soleil, homme et eau. Il est ce feu attisé tard dans la nuit, comme s’il s’agissait d’une créature vivante dont il aurait la charge.
Dormir sur ce parking étant beaucoup moins coûteux qu’à Taghia même où n’existent que des gîtes dont la formule inclue au minimum la demi-pension, nous y séjournerons quelques jours avant de pousser leur porte. Incontestablement moins romantique l’endroit ne manque toutefois pas d’intérêt, à commencer par la présence de Saïd avec lequel se tisse peu à peu une relation de confiance et une curiosité mutuelles pour nos modes de vie respectifs, ainsi que par sa position incontournable pour quiconque se rend ou revient de Taghia, locaux comme touristes dont nous ne soupçonnions pas le moins du monde le grand nombre lors de notre découverte de Zaouiat. Qui plus est, bien que l’épicentre de la verticalité se trouve en amont, le caillou est descendu jusque-là, à tout juste quelques dizaines de mètres à vols d’oiseau de notre fourgon.
De part et d’autre du défilé à l’entrée duquel nous nous trouvons ont en effet été équipé plusieurs grandes voies dont l’accessibilité évidente offre un baptême sur mesure. Alors que nous sommes en train de trier le matériel nécessaire au projet du jour, un itinéraire de cinq longueurs auquel nous comptons en ajouter une ou deux sur coinceurs afin de sortir au sommet de la paroi, un petit groupe d’hommes et de femmes et d’enfants descendus du fond de la vallée se rassemblent à quelques pas du camion. Salutations d’usage, échanges de sourire et questions à propos de ce que nous nous apprêtons à faire s’intercalent entre deux gorgées de café, le décompte des dégaines et celui des coinceurs, le point sur nos victuailles. Puis très vite d’autres villageois arrivent à pieds ou à dos d’ânes ou de mules, papotent un instant avec les premiers venus ou avec Saïd, puis poursuivent leur chemin vers l’aval. Nous n’y pensions plus mais c’est jour de souk à Zaouit Ahansal et tout ou presque de ce que les vallées avoisinantes comptent d’êtres humains se rendent sur ce marché hebdomadaire qui fait figure d’événement.
Le 4x4 qu’attendait le premier groupe vient d’arriver mais il ne repartira pas avant d’afficher complet, c’est-à-dire pas avant de déborder d’individus et de marchandises. Désormais accoutumés à la curiosité sans filtre des berbères, nous nous empressons de boucler nos préparatifs avant d’avoir à expliquer par le menu ce qu’on fait là et à faire visiter le camion à plus de personnes que nous ne l’avons déjà fait en 10 minutes. « L’âne sale », 7a max, démarre les pieds dans l’eau de l’Ahansal, la rivière qui a inspirée avec plus ou moins de réussite ce jeu de mots aux ouvreurs. J’enchaîne la première longueur fissa, un mur gris sculptés de cannelures agréables à grimper. Quand vient le tour de Julie trois jeunes du village descendent le ravin qui mène à la rivière et s’installent juste en face de notre cordée, une attitude que Julie comme moi, cédant à un déplorable penchant égocentrique et paranoïaque, interprétons comme du voyeurisme. Un préjugé qui s’effrite aussitôt que je les vois sortir de leur sac à dos du matériel d’escalade, corde, baudriers, gri-gri, dégaines. Ravalant mes pensées, je suis à la fois surpris par le peu de matériel qu’ils possèdent pour une voie de cette ampleur et enjoué à l’idée de partager par-delà les différences culturelles et économiques un même intérêt pour le patrimoine minéral de la zone. Mais cette lecture est encore une fois erronée, et bien que différemment de la première elle demeure fondée sur des schémas préconçus. Je finis par comprendre ce qui les amène là en les voyant sortir un dernier élément de leur sac, une banderole de 3 ou 4 mètres de long qu’ils étalent un instant sur les galets de la rive, jugeant sans doute de la lisibilité de ce qui est écrit, avant de la replier soigneusement et la glisser dans le sac de celui qui s’apprête à grimper. Bien que le message qu’elle porte soit écrit en arabe le rapprochement avec les banderoles aperçues hier lors de notre excursion jusqu’au village est évident, lesquelles, en plus de l’arabe, affichaient quelques mots en français qui appelaient à plus de considération de la part des autorités gouvernementales pour la communauté et à la solidarité des touristes avec ce mouvement de revendication pacifiste.
Tandis que nous poursuivons notre ascension les trois protagonistes installent leur banderole un peu en dessous du relais de la première longueur de la falaise, mettant à profit ce panneau d’affichage idéal tant par sa visibilité que par son inaccessibilité. Un stratagème dont en fin de journée, allant remplir nos bidons à la rivière, je constaterai la bonne fortune en la présence en face de cette bannière de plusieurs individus descendus un peu plus tôt d’une berline noire qui se démarque et des utilitaires désossés des locaux et des véhicules aménagés ou de location des touristes même les plus argentés. Ainsi qu’en celle d’un militaire sur son trente-et-un en train de débattre vivement avec un berbère dont l’allure très probe laisse à penser qu’il est un représentant du village, puis, plus loin, complotant dans un recoin du chemin, un conciliabule d’une dizaine d’hommes dont je reconnais certains pour les avoir croisé hier sur le chemin ou au village. Qu’est-il exactement écrit sur ce drap blanc pour que des autorités aient fait le déplacement dans la journée depuis Zaouiat Ahansal, voire de plus loin ? Nous n’en saurons finalement pas plus, les questions que nous poserons a posteriori ne recevant que des réponses vagues, comme si le procédé ne faisait pas l’unanimité. Mais il semble évident, à voir la mine déconfite de ces huiles en chaussures vernies, que ce geste a touché un point sensible, de par son contenu sans doute et du fait qu’il saute aux yeux de tous ceux qui passent par là, mais surtout de par son inaccessibilité au commun des mortels, pied-de-nez au visage des autorités. Une sorte de désobéissance civile traverse cet événement. Anodin en France ou dans n’importe quel pays européen, il l’est beaucoup moins au Maroc où une critique directe du gouvernement peut au mieux vous valoir une garde à vue musclée, au pire un séjour en cellule. Un geste que nous n’avons vu nulle part ailleurs, chacun dans ce pays évitant soigneusement d’aborder les sujets politiques, exemple supplémentaire du particularisme sociologique de ce lieu du bout du monde qui est à la fois des plus enclavés géographiquement et à la fois plus ouvert sur le monde que bien des villes de province.
De notre côté des questions beaucoup plus prosaïques nous occupent, à savoir que faire après cette 5ème longueur, sommet officiel de la voie : descendre en rappel ou pousser plus haut, jusqu’au « vrai » sommet de la paroi de Tamzazate ? Cette perspective, ainsi que celles d’aller chercher le soleil et de poser quelques coinceurs sur un terrain d’une difficulté modeste nous incitent à poursuivre. Au bout d’une vingtaine de mètres, bataillant dans une cheminée végétative, je m’en mords déjà les doigts mais il n’est plus question de faire marche arrière à moins d’abandonner du matériel onéreux aussi je progresse encore d’autant avant de trouver de quoi monter un relais qui se respecte et d’assurer Julie. Me voyant plus blême qu’à l’accoutumé en arrivant elle aussi au relais, elle me remet immédiatement les pendules à l’heure et me réaffirme sa confiance. J’aborde la dernière longueur rasséréné par ses paroles, un ultime ressaut fracturé où des blocs gros comme ma cuisse menacent de décrocher, et des arbustes trop chétifs pour être utilisés comme protection parsèment d’embûches mon avancée. Terrorisé par cet environnement instable, ce château de carte aux antipodes des terrains où nous jouons d’habitude, j’applique à la lettre ce principe des tout débuts de l’alpinisme et de l’escalade qui recommande de toujours conserver trois appuis en contact avec le rocher. Focalisé là-dessus je manque l’entrée d’une cavité qui aurait fait un parfait relais pour me retrouver au milieu des branches d’un genévrier centenaire, une position malcommode mais béton. Parvenue à hauteur de la grotte Julie a quant à elle tout loisir de s’en approcher et de découvrir qu’elle est ou a été occupée, traverse de part en part la falaise et donne supposément accès, à l’arrière, à un itinéraire pédestre nécessairement plus aisé que là d’où nous venons. Ne voyant pas bien comment nous pourrions redescendre de ces gradins menant vers le vrai sommet que j’observe à ma verticale, je la rejoins illico dans cet espace d’une vingtaine de mètres carré plus ou moins aménagé, recouvert de rideaux de petites colonnettes ergonomiques. Au sol traînent quelques paquets de cigarettes, une boîte de thé, quelques bidons, des conserves et un pot de pâte à tartiner, aussi vides les uns que les autres. Dans une alcôve une couchette rudimentaire a été aménagée à l’aide de branches et de fagots de paille. D’autres branches sont entreposées dans un coin pour un prochain locataire. Dans le fond un goulot situé à 2m de haut mène à une excavation vraisemblablement réalisée de main d’homme, témoignant d’une fouille quelconque, trésor, minéraux, minerai. Depuis ce véritable nid d’aigle la vue porte loin des deux côtés du défilé au pied duquel nous sommes garés, Zaouit Ahansal au nord, Taghia au sud, tandis qu’en face la falaise de Mechkour inondée de soleil se montre sous un angle avantageux. La descente, sans être extrême, nous réserve tout de même quelques pas aériens et de l’engagement, de quoi une fois de plus prouver l’aisance du peuple berbère avec la verticalité et sa familiarité avec le rocher en général.
Les berbères forment un peuple de montagnards. Depuis les anciens qui gravissent ou descendent des pentes raides en claquettes sans mouvoir une seule pierre aux minots de 3 ou 4 ans qui crapahutent toute la journée sur les sentiers escarpés et dans les rochers, en passant par les femmes qui empruntent ces mêmes chemins avec des ballots de deux fois leur taille sur le dos, tous possèdent une connaissance profonde du terrain où ils vivent et ils y vouent un attachement sans faille. Conscients de la rareté des ressources dont ils dépendent ils pratiquent un usage raisonné de la nature, de ces communs que sont l’eau, la terre, le bois, qui sont non seulement prélevés dans des proportions qui leur permettront de se régénérer ou de se renouveler à leur propre rythme mais sont aussi équitablement distribués entre chaque famille. L’eau par le biais des canaux d’irrigation qui desservent à tour de rôle les différentes parcelles agricoles selon un calendrier établi en commun et grâce à un système d’écluses d’une simplicité confondante (pierres + terre). Les terres arables, principalement celles situées le long du cours d’eau et n’exigeant pas un travail de nivellement herculéen, selon des critères dont nous ignorons le détail mais qui font vraisemblablement intervenir un roulement. Quant au bois, une ressource évoquée précédemment, sa pérennité est assurée par la priorité accordée aux arbres morts et à la taille raisonnée plutôt qu’à la coupe rase. Ce principe s’applique également au bâti qui à l’exclusion du ciment, du matériel électrique et de la robinetterie, est réalisé avec les matières premières à disposition sur le terrain (pierre, terre, bois de charpente). Il est supposé prévenir les désirs éventuels de certains d’agrandir démesurément leur maison, planter plus de légumes ou couper plus de bois que de nécessaire pour en retirer une plus-value, tirer plus d’eau pour la piscine ou le hammam qui feront gagner du standing à leur gîte. Sans lui, sans la sobriété qui en découle les ressources de la vallée se seraient épuisées en quelques générations et partant la vallée elle-même qui aurait dû être un jour ou l’autre abandonnée.
Cette conscience acerbe en la rareté de ce que la terre est
en mesure d’offrir est garante d’un équilibre fragile entre l’homme et la
nature, lequel sera inévitablement chamboulé avec l’arrivée de la piste qu’au
demeurant bien des habitants espèrent. Car avec elle ce seront plus de
touristes, une augmentation corrélative des besoins en eau, terre, bois, et un
risque de pénurie pour les habitants eux-mêmes. Entre l’ascèse intransigeante
des quiétistes de toute obédience et la voracité insatiable du modèle en
vigueur, il y aurait la parcimonie berbère, un mot dont l’étymologie – une part
du tout – renvoie à d’autres concepts qui pourraient s’avérer utiles en ce
temps de crise : partage, communauté, harmonie. Ici, sur ce parking, dans
cette vallée, dans le Haut-Atlas plus généralement le mot communauté n’a pas
encore été galvaudé ni terni par son utilisation à tout bout de champ. Il est
comme neuf et pour cela, parce que personne ne l’emploie, il fait encore sens
et ce à quoi il correspond, ce qu’il décrit, vit en chacun de ses membres.
Le lendemain du souk le parking est parsemé des marchandises que les mules et les ânes déjà passablement chargées n’ont pas été en mesure de transporter. Ces bêtes d’une résistance et d’une endurance à faire pâlir n’importe quel dévot ne sont pas beaucoup plus ménagées par leurs maîtres que les véhicules motorisés dont elles sont le relais dans ces vallées insulaires, et il n’est pas rare de les voir tituber sous le poids des marchandises hétéroclites sanglées sur leur dos, stères de bois, sacs de farine, tonneaux d’eau, mais aussi sommiers, châssis de fenêtres ou de portes, vélos. Contrairement à la veille nous ne croisons personne sur le sentier menant à Taghia hormis une vielle femme qui récolte du petit bois dans les fourrés et quelques enfants qui se rendent au collège de Zaouiat pour la semaine. Le ciel voilé de nuées vaporeuses dispense une lumière qui laisse mieux apprécier les contours et les détails des différents massifs qui forment le cirque au cœur duquel est niché le hameau : Timghazine à l’est, Oujdad, Taoujdad et Tuyat au sud, Paroi de la cascade à l’ouest, qui sont comme autant de murailles en apparence imprenables protégeant le cœur de la vallée sur trois côtés. C’est sur la droite de cette dernière, dans un mur orangé entrecoupé de vires, que se trouve notre projet du jour, Haben oder sein, 250m en 6b+ max, tandis que l’autre côté, une baume écrasante par ses dimensions et son profil, accueille quelques-uns des itinéraires en grande voie les plus difficiles de toute la zone, du très très gros calibre relativement au jouet qui nous occupe.
A l’entrée du village un pont disproportionné, geste inachevé des autorités en charge de l’aménagement de la piste, enjambe de manière disgracieuse l’Ahansal dont la source se trouve quelque part en amont dans le labyrinthe de canyons qui s’ouvre au-delà des dernières habitations. Une infrastructure qui contrairement aux passages à gué aménagés à d’autres endroits par les berbères ne semble pas relier les rives entre elles mais plutôt les séparer comme deux territoires distincts. Lubie de technocrate vivant à des centaines de kilomètres de là, pensant à la place des intéressés. A l’extrémité de l’ouvrage coupé net, une échelle faite de deux troncs de genévriers reliés par des branches de la même essence imputrescible permet de retrouver le plancher des vaches.
Qui du béton ou du bois survivra à l’autre ? Contre le bon sens je suis prêt à parier sur le second. Depuis là le sentier remonte un épaulement sablonneux aux teintes violacées, une couleur caractéristique des maisons qui se situent sur cette rive. Au-delà des dernières habitations le terrain se fait plus clair, plus rocailleux aussi, et les genévriers et les chênes forcissent à mesure. Dans le lointain le bruit d’une hache fend le silence en deux.
Jaunes sont les feuilles des peupliers
Sur la rive la hache cogne régulière
Bois millénaire pour l’âtre et la cuisine
Au pied de la cascade à sec qui a donné son toponyme à la paroi des gradins érodés accueille un chêne vert d’une dimension prodigieuse, halte obligée des pèlerins marquée par quelques pierres et des traces d’usure sur le tronc. De près la paroi est encore plus impressionnante que depuis la vallée. A l’aplomb direct de la cascade le ruissellement sporadique a façonné un rideau de colonnettes de tailles et de couleurs variées large d’une centaine de mètres et d’autant de haut, pareil au porche d’une cathédrale gothique dont la flèche se perd dans l’azur. Eu égard à l’ampleur incomparable des grandes voies qui strient de toutes parts les différents massifs, je comprends l’état d’abandon apparent dans lequel se trouvent les quelques lignes sportives ouvertes en 2003 sur ce monument mais, encore une fois, à contre-courant de cette fascination pour les superlatifs qui nous pousse à chercher toujours plus haut, plus grand, plus loin, je vois dans cette infime portion du cirque de Taghia autant de beauté que dans son tout.
Haben oder sein démarre une centaine de mètres à droite et exploite une série de murs successifs selon un cheminement qui de loin ne paraît pas forcer outre-mesure la nature, augurant une belle et agréable escalade. Dépossédée de son premier point la longueur initiale incite Julie à changer nos plans et me céder la primeur ainsi que la tête pour les suivantes, un geste qu’a posteriori l‘un comme l’autre trouverons sage compte-tenu de sa forme largement en deçà de celle de la veille, mais qui n’est pas sans conséquences, aussi bien sur le moral que sur le plaisir éprouvé dans ce genre d’escalade. Si lors d’une journée de bloc en effet, un tel état de fatigue signe souvent la fin de la séance pour vaquer à d’autres occupations, le lien qui nous unit aussi bien symboliquement que matériellement l’oblige à relativiser le sentiment d’échec qui la travaille et à se remobiliser sur l’objectif du jour, à savoir sortir au sommet des 250m de cette paroi sans incident.
Malgré la note du topo précisant que cette voie est LA classique de la paroi nous ne nous attendions pas à y trouver autant de magnésie, une surprise sans doute accentuée par le fait que depuis notre arrivée dans la région, préférant le hasard du vagabondage aux habitus de la majorité des grimpeurs, nous vivons dans une sorte de bulle qui nous fait nous sentir seuls au monde. Les prises tachetées de la sorte voire marquées de traits ostentatoires, l’exercice du « à vue » s’avère incomparablement plus évident que celui auquel nous nous sommes adonné à l’oued Al Abid ou même à la falaise de Zaouiat, et je comprends mieux rétrospectivement l’abîme qui sépare un véritable « à vue » d’une voie peinturlurée de bas en haut, ainsi que le fin écart entre celle-ci et une réalisation flash.
Aérienne par endroits, homogène et soutenue, la voie demeure superbe. Le rocher ultra-adhérent, les mouvements qui déroulent, le cadre et le panorama expliquent son succès. Aux deux tiers le confort d’une large vire nous donne l’occasion de nourrir nos estomacs et nos yeux en toute sérénité. En rive droite de l’Ahansal, le village, plus clairsemé que Zaouiat, s’étire à flanc de coteau depuis l’entrée des gorges jusqu’à environ un kilomètre en aval. Des sentiers marqués par des centaines de générations d’êtres humains et de bêtes relient au plus court les maisons tandis que d’autres qui grimpent dans la pente en serpentant mènent vers des parcelles labourées soutenues par des murets où la proximité d’aire de battage laisse à penser qu’elles sont réservées à la culture des céréales. Hormis quelques habitations faisant figure d’exception, la rive gauche accueille les potagers et les cultures du trèfle destiné au fourrage, le tout constituant un maillage serré de rectangles plus ou moins réguliers en bordure desquels l’eau de la rivière captée en amont coule dans des canaux et des rigoles. Des saules et des peupliers drainent les sols les plus proches de l’eau tandis qu’amandiers et noyers occupent les périphéries de cet écosystème mettant intelligemment à profit le peu de ressources disponibles. Ce jardin d’éden se prolonge vers l’aval sur quelques kilomètres avant de disparaître au pied de contreforts dont les couleurs varient du jaune clair au violet en passant par le gris, l’orange, le brun. En arrière-plan du village la rencontre des massifs du Timghazine et de l’Oujdad forme une gigantesque échancrure d’où surgit la vie, la source limpide, l’origine du monde. Pareils aux colosses de Rhodes ces monuments naturels gardent fermement l’entrée de ce sanctuaire dont nous n’avons encore rien vu, de cette bouche d’ombre habitée par les vents, repoussoir du soleil le plus vertical. Des traces évanescentes dessinent dans le sable de leurs contreforts et à leurs flancs de grandes diagonales aménagées qui mènent à leurs envers, au cœur de ce labyrinthe, ou à des grottes en hauteur occupées périodiquement par les bergers et les chevriers qui sont comme autant d’invitations à rêver.
Optant pour la descente par la voie terrestre plutôt que par
celle des airs nous nous mettons en quête du fameux sentier du tire-bouchon, un
passage aménagé dans un couloir à 50 degrés que les bergers empruntent depuis
des siècles pour accéder aux plateaux qui couronnent les parois. Rapidement des
cairns nous mettent sur la voie et bientôt sous la corniche se devinent les
premiers murs de soutènement. Une fois sur le sentier en question nous
comprenons mieux l’ampleur de l’ouvrage qui forme un long balcon ayant mobilisé
des dizaines et des dizaines de tonnes de caillasse avant de plonger en zigzags
de plus en plus larges dans le couloir, un goulot à l’aplomb duquel les
vestiges d’un cheminement plus ancien et plus audacieux encore, plus direct, me
laissent pantois. Chaque portion du sentier, chacune de ses épingles ont fait
l’objet d’un travail de soutènement aussi herculéen qu’astucieux, épousant au
mieux le relief, s’appuyant sur ses faiblesses, utilisant sur place ou presque
le calcaire extrait du sol ou au besoin carrément fracturé à la pioche. Des
murs de pierres agencées sans aucun liant dépassent par endroits l’extrémité
d’un tronc, une fourche, révélant l’ossature autrement invisible de l’ouvrage.
Labeur de forçat dont les origines sont incertaines mais qui depuis, comme le montrent
certains passages récemment renforcés, a été entretenu par les générations
successives, par tout un chacun, sur ce même principe de collectivisation des
efforts que nous avons souligné à propos de l’irrigation ou de l’aménagement
des parcelles agricoles.
De retour au parking après 1h30 de marche nous sommes
conviés par Saïd à partager un tajine sous la paillote qui lui sert d’accueil
pour les nouveaux venus. Le plat en terre conique traditionnel trône au milieu
de la petite table autour de laquelle il nous a invités à prendre place.
Quelques ustensiles dépareillés, trois gamelles dans un panier en plastique,
des khoubz coupés en 4 dans un autre, ainsi qu’une bouteille de coca sans doute
acheté expressément au souk parachèvent le dressage. Ne connaissant pas
beaucoup plus de français que nous de tamazigh les échanges coulent pourtant de
source avec cet homme enjoué, sincère et d’une gentillesse désarmante, qui par
ce geste simple tient sans doute à nous montrer qu’il apprécie notre attitude
envers lui mais surtout à nous remercier de l’avoir hier soir aidé à se sortir
d’une situation embarrassante avec un couple de français arrivés sur les lieux
en faisant montre d’une totale indifférence à son égard et aux modalités
d’usage du stationnement, pourtant affichées en bonne et due forme à l’entrée.
Voyant d’un côté que Saïd ne savait par quel bout les prendre, si exaspéré de
l’autre par leur désinvolture et leurs manières conquérantes que je craignais
de sortir de mes gonds, j’ai lâchement laissé Julie leur faire passer le
message qu’ils s’étaient garés en dépit de tout bon sens et qu’il leur faudrait
s’acquitter des 30 dirhams journaliers à leur retour de Taghia, une tâche dont
elle s’est chargée avec cette finesse à la fois polie et rigide dont elle a le
secret, payant toutefois sa bravoure d’une dose de blabla suffisante pour être
hérissée par ces consommateurs caricaturaux d’aventure et de croix. Le plat
préparé par Saïd, en plus des habituelles pommes de terres, oignons, tomates, est
agrémenté de petits pois ainsi que de quelques beaux morceaux de poulets, un
lointain souvenir pour nos papilles. Nous nous régalons. Bien qu’on ressente
une certaine familiarité avec le lieu et celui qui en a la charge au nom de la
communauté, la barrière de la langue et une timidité réciproque ne permettent
pas de prolonger l’échange très au-delà de la convivialité du repas, aussi nous
retrouvons rapidement le confort relatif de notre camion, laissant Saïd en
tête-à-tête avec les étoiles et la lune dont la lumière depuis deux jours
projette et déplace d’immenses pans d’ombre aux flancs des montagnes. De retour
des toilettes de fortune du lieu – 4 poteaux en bois reliés par des couvertures
qui cachent une céramique à la mode turque – Julie me rapporte que depuis notre
arrivée leur standing progresse de jour en jour : couverture
supplémentaire, eau régulièrement changée, et maintenant une brosse faite
maison avec un faisceau de branches. Des détails qui en disent long sur
l’attention du bonhomme, sa bonté évidente, son cœur exempt envers ces deux
touristes de cette rage qui m’a moi-même saisi aux tripes. Serait-ce parce que
d’une manière ou d’une autre, et toute proportion gardée, ces derniers me
renvoient à moi-même et à ce statut de touriste que je n’assume sans doute pas
totalement ? Ici encore une fois, le sentiment d’être un intrus qui ailleurs au
Maroc a souvent accompagné la découverte d’un territoire, s’est estompé au
profit de celui de nous sentir accueillis voire invités, leurs « bienvenue »,
moins nombreux, sonnant plus juste, et
les regards des quelques insatisfaits plus vrais, nourris non pas d’une forme
de convoitise mais du désir de préserver leur mode de vie et leurs traditions
ancestrales que notre présence à tous, occidentaux comme touristes marocains,
menace sans nul doute.
Après cette acclimatation qui nous a permis de mieux comprendre le quotidien des habitants de la vallée et accessoirement de mieux nous faire connaître, nous décidons de sauter le pas et de passer quelques jours à Taghia, sous le toit du gîte dont on nous a fait la visite lors de notre première venue. Un établissement récent, construit et tenu par Ahmed et Abdallah, deux frangins âgés respectivement de 26 et 42 ans, un écart marquant déjà un fossé générationnel comme nous le verrons au fil des jours, Abdallah d’une fidélité inébranlable à sa terre, Ahmed plus ambivalent, déjà séduit par la modernité. A notre arrivée une collation nous attend et bien que nous ayons déjà grignoté quelque chose, les amandes et les noix issues de leur propre production, le thé à la menthe ainsi que le pain trempé dans l’huile d’olive ne laissent pas nos papilles indifférentes.
Située à seulement quelques pas du village l’entrée des
gorges marque le passage à un tout autre univers, appauvri en soleil, où
l’ombre dispensée par ces monuments de pierres hauts comme les plus imposants
buildings rafraîchit l’atmosphère de plusieurs degrés, où la végétation si luxuriante
jusqu’alors se raréfie franchement, et où l’horizon, tout en se décalant de
l’abscisse vers l’ordonnée, se ferme brutalement. A la base de la face nord de
l’Oujdad les sources qui ont donné leur nom aux parois en vis-à-vis jaillissent
par dizaines de la roche comme par miracle, s’égaillent parmi les rocher avant
de se rejoindre pour former l’Ahansal, tandis que d’autres filons sont captées à
même la roche pour être conduites le long de tuyaux par fossés et montagnes à
des kilomètres de là. Au pied de ladite paroi des Sources démarre une vire
aménagée avec cette économie de moyens dont les berbères ont le talent, une
petite passerelle qui dessert le départ de plusieurs voies parmi lesquelles se
trouvent celles équipées par la classe montagne 1992, feu Philippe Mengin à sa
tête, lors de cette seconde vague d’ouverture qui a touché Taghia après celle
des pionniers. Des lignes marquées d’un post-it dans notre topo mais qui sur
place sont éclipsées par d’autres qui ont été ouvertes par la suite plus au
cœur du massif.
Les canyons symétriques formés par cette configuration
géologique sont si encaissés et leurs parois si hautes que certaines de leurs
parties ne sont probablement jamais exposées directement au soleil. Le peu de
lumière qui y pénètre, se brisant dans sa chute sur les angles et les arêtes de
calcaire, est tranchante comme la lame d’un couteau. A la jonction des deux
canyons qui séparent le Taoujdad de ses voisins nous prenons à gauche par un
passage qui exige de réaliser quelques pas d’escalade pour contourner un verrou
d’une dizaine de mètres où coule un mince filet d’eau dont on ne soupçonne
pas qu’il puisse se transformer par gros temps en un torrent tumultueux. De
l’autre côté nous apercevons les grimpeurs dont nous entendions les voix
résonner sans pouvoir les situer. Au moins quatre cordées, qui s’activent telles
des araignées tissant laborieusement leur minuscule toile au milieu de faces
incommensurables, échangeant les messages de routine plus ou moins
discrètement. Lorsque le silence retombe ce n’est pas tout à fait le silence. Y
demeure un murmure, un bruit de fond, une vibration minérale, comme si les
parois polies avaient été marquées d’une empreinte sonore qu’elles diffusaient
a posteriori, sorte de mémoire résiduelle de l’eau vive. La silhouette
cruciforme d’un corbeau franchissant le rideau d’ombre se joue un instant de la
maladresse des bipèdes à côté desquels il passe sans un mouvement, puis
disparaît, noir sur noir, derrière un autre pan d’obscurité. La perspective
d’habitude écrasée de ces hautes falaises est ici étirée par les parois
mitoyennes, enserrant une étroite bande de ciel d’un bleu profond comme
l’océan. Au pied d’un second verrou constitué d’un bloc de plusieurs dizaines
de tonnes coincés entre les parois du canyon nous apercevons les plaquettes de
la voie que nous recherchons, présentement occupée par un couple qui pareils à
des apnéistes remontent lentement vers la lumière, la surface à encore trois ou
quatre longueurs. Il nous faudra nous lever tôt demain, tant pour ne pas nous
faire doubler sur la ligne de départ par une autre cordée que pour profiter
pleinement de la sortie sur le plateau au soleil.
Vivant exclusivement dans le camion depuis plusieurs mois maintenant il est bon, de retour au gîte, de s’assoir sur une chaise plutôt que par terre ou sur notre étroite banquette, de se tenir debout sans plier la tête pour ma part, de prendre une douche chaude plutôt que de faire sa toilette à l’eau froide et au gant de toilette par économie d’eau, d’écrire confortablement installé, d’échanger plus que quelques mots brefs et banals avec des locaux, de briser la redondance de ce que nous cuisinons nous-mêmes et, ne le cachons pas, de nous faire servir. Nonobstant ce que j’ai pensé et écrit plus haut, la monétisation incontournable du séjour à Taghia n’enlève rien au magnétisme de ces montagnes et de ce fond de vallée, une singularité qui n’est pas uniquement la résultante de procès naturels mais le fruit de cette relation étroite faite d’un mélange de respect distancié et d’amour fusionnel que les êtres humains qui les occupent entretiennent au jour le jour.
Alors que nous discutons sur la terrasse du gîte avec Ahmed, nous sommes témoins d’un autre exemple de ce soin apporté à la terre et cette attention à la communauté. Voyant son frère qui œuvre à réparer un tuyau d’alimentation en eau qui enjambe la rivière, ce dernier nous quitte soudainement pour aller l’aider à juguler cette fuite. Dans ce coin reculé délaissé par l’Etat chacun, dès que l’occasion se présente, participe à entretenir ces communs que sont les chemins, les canaux, les murs de soutènements des parcelles, le système électrique, le ramassage des déchets. De petites actions quotidiennes qui cumulées assurent à l’ensemble la préservation de ses acquis. En regard de ce système fondé sur la solidarité et le partage des tâches inclinant chacun à prendre ses responsabilités, celui instauré en France de longue date, basé sur le prélèvement des impôts et la redistribution censée lisser les inégalités, en éloignant les individus du produit de leur travail les a petit à petit infantilisés et éloignés les uns des autres.
Des contraintes géographiques et politico-économiques auxquelles ils ont été confrontées les habitants de la vallée en ont fait une force. Dernier bastion à être pris par les arabes puis les colons français, laissés pour compte par l’état ensuite, la zone a donné naissance à des hommes et des femmes dont l’esprit de farouche indépendance frappe quiconque y passe quelques jours. Assis sur cette terrasse au milieu de ces montagnes rebelles nous avons la sensation de nous trouver dans un pays à part entière, ni au Maroc, ni en pays berbère, mais à Taghia, une zone franche en partie exempte de cette bipartition entre hommes et femmes que nous déplorons depuis le début de notre séjour au Maroc, aussi distante avec l’Islam qu’elle est proche de la nature. En effet, hormis quelques barbus affichant clairement leur appartenance à la religion musulmane, les habitants de Taghia ne sont pas de fervents pratiquants et ne font pas dans l’ostentatoire. Bien qu’ils utilisent aussi exagérément qu’ailleurs l’expression inch’allah faisant référence à un dieu unique ils sont en majorité indifférents à tout dogmatisme et leurs croyances s’apparentent plus à une forme d’animisme ou de totémisme diffus, une foi en l’équilibre des éléments qui se passe bien de minaret et d’appel à la prière, ce dernier pouvant être remplacé par le braiement régulier des ânes. La nuit tombée, les carrés jaunes des fenêtres ne tardent pas à s’effacer, laissant le champ libre aux étoiles et à la lune qui virent lentement sur leur axe dans un mouvement choral et glissent derrière les murs crénelés de la forteresse minérale qui garde la vallée. Au loin, tel un fanal dans la tempête, en pleine paroi, les ondulations orangées d’un feu de berger tirent elles aussi leur révérence.
Avantage non négligeable de la demi-pension, le petit-déjeuner nous attend au réveil. Un menu gargantuesque auquel nous faisons aussi honneur que notre estomac nous le permet : thé, café, pain et huile d’olive, bekhir tout chauds (sorte de pancake dont la pâte contient de l’huile), Vache qui rit, confiture et pâte à tartiner, œufs durs. A part la quantité astronomique de sucre versée dans la cafetière tout est à nôtre goût. A cette heure toute la vallée baigne dans l’ombre hormis la cime du Tuyat qui est scalpée par un rayon de soleil tranchant. Un chien colérique qui aboie à en perdre haleine depuis dix minutes devancent les coqs d’une bonne demi-heure. Alors que le village est encore assoupi les parois des gorges que nous avons ralliées en coupant par les jardins résonnent déjà de bribes de phrases en français et en espagnol. Un couple sur nos pas qui désirait a priori faire la même voie que nous, nous faisant hésiter à changer nos plans à la dernière minute, laisse échapper leur corde dans une vasque au niveau du premier passage délicat que nous avons eu la bonne idée de repérer hier. Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, nous maintenons donc notre objectif initial, « l’allumeur de rêves berbères », 320 mètres, une première en terme de dénivelé pour Julie comme pour moi. Nos gourdes remplies de l’eau claire des sources, nos estomacs des produits garantis sans conservateurs du village, nos cœurs des gestes attentionnés de nos hôtes, nos esprits de ce vide qui n’est pas néant mais trop-plein de présence comme l’expriment abruptement les philosophies orientales, nous savourons l’atmosphère singulière de ce dédale en 3 dimensions où la lumière joue à cache-cache avec l’ombre.
Hormis l’écho de nos propres voix et celui des espagnols
évoluant sur la paroi en vis-à-vis, il y règne un silence minéral, les sons de toute
la vallée se perdant en chemin. Seul le braiment tout-puissant des ânes en
trouve l’accès de temps à autre, un râle tragi-comique résonnant d’une
extrémité à l’autre de l’Atlas. Bien qu’exposée à l’ouest la face où nous
grimpons demeure à l’ombre du Taoujdad une bonne partie de la journée, et
lorsqu’enfin, évoluant sur l’ensemble des longueurs en réversible, nous la
prenons de vitesse, le soleil décline déjà derrière la muraille du Tuyat, son
ombre démesurée nous rattrapant en quelques minutes. Julie d’abord, aux prises
avec la 7ème et avant-dernière longueur de la voie, comme suspendue
au-dessus d’un trou sans fond, moi-même ensuite, puis toute la face.
Faune et flore ne s’y trompent pas et rares sont celles et
ceux qui osent s’aventurer par ici plus que le temps de quelques battements
d’ailes. Seul un lézard plus aventureux que les autres au cinquième relais. Un
instant je me demande ce que nous-mêmes y faisons, non pas que je n’apprécie
pas le moment, l’escalade en elle-même ou ce dont elle nous permet de profiter
sous un angle original, sans parler de la place que la voie occupe au sein de
cet éden de roc, mais trouvant un tant soit peu contre-nature la pénibilité
qu’elle exige d’endurer sur la longueur (douleurs plantaires, inconfort du
baudrier, du sac, du casque et cetera). Une fois de plus je m’interroge sur ce
qui pousse l’homme moderne à de telles extrémités, si libre qu’il ne sait plus
à quel usage dédier son temps, son énergie, sa foi. Tandis que se battre pour
être libre possède encore ce sens que la liberté acquise n’a plus, nous
contraindre nous-mêmes comme nous le faisons ici dans le but de sentir à nouveau
son souffle n’est in fine qu’un pâle stratagème dont le caractère illusoire sauterait
aux yeux de quiconque occupe ces montagnes pour bien d’autres raisons. Car que
faire après, une fois ces contraintes surpassées ? Sinon s’en imposer
d’autres, plus sévères, une voie plus difficile, plus engagée, plus
longue ? De cette ascension quelques images resteront mais je ne sais pas
si nous ne prenons pas autant voire plus de plaisir à observer ces mêmes faces
depuis la terrasse du gîte, sans y chercher quelque motif d’exploit, tout à
fait gratuitement. Si nous n’aurions pas préféré passer la journée avec Ahmed
ou ces deux locaux croisés au début de la descente en train de déraciner un
genévrier mort à coups de pierre, des gars d’environ 25 ans à l’allure
marginale, qui ont certainement pratiqué l’escalade eu égard aux vêtements
techniques élimés qu’ils portent et à leur physique affûté, mais qui en sont
revenus dirait-on, comme si ce n’était pas pour eux ce jeu stupide consistant à
atteindre un sommet par l’itinéraire le plus difficile, la montage représentant
à leurs yeux tout autre chose, moyen de subsistance, foyer, compagne. Ayant
rendez-vous au gîte nous déclinons poliment leur invitation de boire un thé
après que nous leur ayons dépanné de l’eau, et nous poursuivons notre chemin
vers le village par des ressauts exposés, laissant ces enfants sauvages ou ces
génies des lieux à leur office.
Considéré à raison comme la destination majeure de l’escalade
au Maroc, d’une ampleur et d’un potentiel inouï qui le classent dans le haut du
panier mondial aux côtés du Yosemite, le cirque de Taghia et les canyons
tentaculaires qui le prolongent vers le sud ne se visitent évidemment pas en
quelques jours. Une vie entière n’y suffirait sans doute pas, aussi, nos
propres jours étant comptés, nous préférons opter pour une excursion vers une
autre zone du cirque plutôt que de nous focaliser sur une grande voie
supplémentaire. Une randonnée qui sans prétendre à l’exhaustivité devrait nous
permettre de découvrir sous d’autres angles les différents massifs et murailles
qui le constituent, quitte à nous donner l’eau à la bouche et nourrir de
nouvelles images cette envie de revenir qui s’immisce déjà peu à peu dans nos esprits.
Après avoir longé le pied de l’Oujdad, ce pavé de 600m de haut qui domine
fièrement le village, nous passons rapidement derrière par un système de vires
aériennes et de passages aménagées à la façon berbère, marchepieds, balcons
taillés à la pioche, escaliers et passerelles bricolés à l’aide de branchages
coincés dans les anfractuosités du rocher et de blocs agencés avec un soin et
un sens pratique indéniable, des ouvrages d’art dont l’origine, eu égard à
l’usure de certains blocs, remonte à des temps immémoriaux.
Une centaine de mètres en contre-bas, l’eau de l’assif
n’Taghia s’enfonce toujours plus loin dans les profondeurs de la terre, faisant
gagner année après année quelques centimètres à la paroi monumentale du Tuyat
dont nous nous faisons peu à peu une idée plus précise. En l’absence de quelque
échelle que ce soit il n’est pas évident d’estimer sa hauteur totale comme les
dimensions de ses reliefs. Quelle largeur peut bien faire cette fissure qui
court d’un trait de plume du pied à son sommet ? Quelle longueur ce
toit ? Celle dalle lisse comme les pneus de la majorité des camionnettes
de l’Atlas ? Néophytes à l’oued Al Abid, nous sommes ici des moins que
rien, semblables à quelque insecte au pied d’un immeuble de plusieurs étages.
Face à cette muraille en apparence imprenable, dans cet environnement
inhospitalier par ses dimensions et sa verticalité, je me sens comme un intrus,
et il me faut ouvrir le topo que nous portons avec nous pour réaliser que des
individus de la même espèce que nous vouant la même passion que nous pour le
rocher, ont effectivement osé s’y aventurer, et en sont revenus, cela dès les
années 70, une époque marquée par un matériel autrement plus désuet. Se
pourrait-il que comme précédemment, force de fréquentation, le vertige et la
crainte induits par la seule vision de ses monuments se mue peu à peu en désir
puis en familiarité ?
Chaque pas de plus sur ce sentier lève le voile sur des
faces qui étaient jusqu’alors camouflées par d’autres et c’est comme si nous
pénétrions au cœur d’une mégalopole archaïque et dépeuplée. Au pied de la face
sud-ouest de l’Oujdad le passage berbère aménagé le plus célèbre de la vallée
et certainement du Maroc se dessine au loin, un trait oblique tracé à flanc de
paroi, plein gaz, d’une régularité trop nette pour être entièrement naturel.
Mesurant une cinquantaine de mètres, ce balcon de pierres maintenues à
l’origines par des troncs, aujourd’hui par des fers à bétons de 2 ou 3
centimètres de diamètre fichés dans les anfractuosités du rocher, fait
indéniablement penser aux vestiges découverts à la « falaise à
trous » et donne une bonne idée de ce à quoi pouvait ressembler à l’époque
certains passages aériens de cette cité en hauteur.
Si ce passage fait actuellement le bonheur des grimpeurs à qui il évite un long détour ou une traversée méchamment exposée pour se rendre plus loin dans les gorges, il a été pensé et construit avant tout pour les besoins des bergers ainsi que de ceux qui souhaitaient se rendre vers le sud le plus directement possible. Un raccourci dont l’usage premier se perd inexorablement au profit de sa spectacularisation et y cédera totalement le jour où la piste reliant Taghia à Zaouiat sera achevée, la marche à pied, même au plus court, même avec des jambes de berbères, ne rivalisant pas longtemps avec le moteur à explosion.
Relativement à ce refuge tiré à quatre épingles, fermé à
double tour, l’abri qui se trouve à quelques pas fait figure à la fois de
tanière avec ses poutres noircies, ses trois murs irréguliers fermés par une
simple couverture rabattue sur le toit et sa couchette de fortune, à la fois de
refuge inespéré avec ses boîtes de thé à disposition sur une étagère en pierre,
son pied de tomate rachitique, son bois de chauffage et son eau, et enfin sa
petite table où trônent comme une invitation deux verres et une théière d’une
propreté qui tranche avec la poussière alentour.
Alors que nous nous apprêtons à quitter les lieux pour poursuivre notre escapade une silhouette familière se découpe sur la crête. Abdallah ne semble pas aussi surpris que nous le sommes. Il nous apprend qu’il compte rapatrier au village son troupeau de chèvres en semi-liberté depuis plusieurs mois sur les hauts-plateaux, un élevage parmi tous ceux sur lesquels un chevrier attitré pour le village a la charge durant cette période. N’ayant pas de meilleur programme nous nous proposons de l’accompagner dans cette tâche. Il accepte volontiers mais pas avant d’avoir bu un thé dont, comme toujours, c’est l’heure dit-il. En à peine plus de temps qu’il n’en faut pour l’écrire un feu brûle sous la bouilloire noircie et cabossée, la fumée qui s’en élève attrapant un rayon de lumière qui filtre à travers les pierres du foyer plus ou moins ajustées. Après avoir rincé les verres et la théière avec l’eau à disposition Abdallah sort un à un de son sac à dos d’écolier fuchsia différents sachets en plastique dans lesquels se trouvent tous les ingrédients nécessaires non seulement à préparer le thé mais aussi à grignoter un bout. S’ensuit une succession de gestes aussi rapides que précis qui sans avoir le caractère cérémoniel qui prévaut dans les maisons de thé du Japon témoignent de l’importance que revêt ce moment de partage pour ces hommes fréquentant la montagne depuis leur plus tendre enfance. D’un premier sachet soigneusement noué il tire un tube d’aspirine rempli de thé en vrac dont il verse la moitié dans le creux de sa main, et, jugeant qu’il y en suffisamment, le jette dans la petite théière en acier émaillé. Dans ce même sachet un second contient un morceau de sucre gros comme une prune qu’il brise en deux dans sa paume à l’aide d’une pierre posée sur une étagère et il la remet à sa place avant de mettre une moitié dans la théière. Entre deux coups d’œil à l’eau qui chauffe il ouvre un autre sachet plastique fermement noué autour d’une bouteille de soda de 33cl contenant de l’huile d’olive qu’il verse dans un ramequin trouvé lui aussi sur place, puis un autre dont il sort quelques morceaux de pain et un dernier dans lequel il y a des amandes, une belle poignée qu’il dépose dans le couvercle de notre tupperware destiné à transporter nos propres victuailles, les restes du petit déjeuner de ce matin.
Comer ! nous dit-il en espagnol, habitué qu’il est à
jongler entre berbère, arabe, français et espagnol. Un bout de carton
d’emballage lui permet de saisir sans se brûler l’anse chauffée à blanc de la
bouilloire et de verser l’eau sur le thé et le sucre. La petite théière se
ferme en faisant un clap métallique suivi d’un long silence durant lequel nous
échangeons tous les trois quelques sourires et laissons aller notre regard vers
l’extérieur de cet abri de fortune. Voyant les œufs durs du petit déjeuner, il
extrait un nouveau tube d’aspirine de son sac à dos d’enfant et verse le plus
naturellement du monde une pincée de sel sur le couvercle à côté des œufs.
Vient ensuite le service du thé proprement dit. En trois temps, trois verres
servis et reversés dans la théière, il parfait le mélange du sucre et du thé.
Il goûte ensuite quelques centilitres dans l’éventualité qu’il faille ajuster
l’équilibre entre la douceur de l’un et l’amertume de l’autre, avant de nous
servir en commençant par la droite, qu’il s’agisse d’une femme ou d’un homme.
Pour apprécier tous les arômes du breuvage il faut le boire par petites gorgées
auxquelles on apporte un peu d’air en aspirant en même temps.
Entre deux amandes provenant de ses propres
arbres nous trempons à tour de rôle notre pain dans l’huile d’olive, un geste
traditionnel aussi bon et nourrissant que modeste dont nous sentons déjà qu’il
va nous manquer. Puis, connaissant son penchant pour le tabac, Abdallah et moi
partageons une cigarette tandis que Julie qui a mis court à cette addiction il
y a plus d’un an, assise sur le seuil de l’abri, contemple la face sud du Tuyat
à tout juste 3 ou 400m à vol d’oiseau mais à sans doute plus d’une demi-heure
de marche. Nonobstant notre hésitation à boire un second thé Abdallah insiste,
relance le feu en deux temps trois mouvements et procède au même rituel, rapide
et alerte dans ses mouvements. Comme il nous l’explique cet abri est la demeure
secondaire du berger du village, un ami à lui qu’il espère retrouver au-delà du
refuge, soit en direction de Tilamine, un hameau occupé par trois familles à une
vingtaine de minutes, dernier avant-poste de l’humanité avant le no man’s land,
soit plein sud, par le canyon de Tadrarate. Tadrarate, la nef si Taghia était
la cathédrale.
Ici seule la nature fait autorité comme Abdallah me le
sous-entend sous la forme d’un trait d’humour que les berbères paraissent
goûter avec joie et plaisir, tandis que nous fumons ensemble une dernière
cigarette sur la terrasse baignée de la lumière de la lune. Voyant que je
contemple la silhouette souveraine de l’Oujdad, il me dit à brûle
pourpoint en désignant le massif qu’il côtoie depuis sa naissance : Oujdad :
Mohamed VI de Taghia. Une boutade qui nous fait pouffer de rire l’un et l’autre
un long moment et qui, sous son caractère léger, en dit plus long que bien des
discours sur la (non)relation que les habitants du Haut-Atlas entretiennent
avec ce pouvoir étatique situé à des milliers de kilomètres et qui les a
toujours ignorés voire dépréciés. Avant d’être marocain, musulman, voire
berbère, on est ici fils et fille des montagnes. A elles, et à elles seules on
doit respect, fidélité, obéissance.
Bien que nous soyons restés très peu de temps au gîte, les
heures passées en compagnie des deux frères et de la famille d’Abdallah,
partageant thé et cigarettes de retour de nos escapades, discutant sous la lune
et les étoiles après les repas succulents et copieux préparés par ses soins et
ceux de sa femme, échangeant regards et sourires avec leurs enfants, des liens
se tissent subrepticement et plutôt que de rempiler sur une nouvelle grande
voie pour notre dernier jour sur place nous leur proposons de les emmener
s’essayer à l’escalade sur une petite falaise école une quinzaine de minutes en
aval du village. Une idée qui réjouit Abdallah et ses enfants mais que décline
malheureusement Ahmed, occupé avec des ouvriers à quelques travaux au gîte. Le
papa puis ses trois enfants se prêtent chacun leur tour au jeu dans la voie la
plus facile du secteur, 6a tout de même, leur mère les observant à bonne
distance de là, trop effrayée pour voir cela de près. Si la gamine malgré son
aisance se laisse envahir par l’appréhension et demande à redescendre après un
premier ressaut, au pied des réelles difficultés, son petit frère, âgé de tout
juste 3 ans, celui que nous avons vu être trimballé par le bras un peu partout
par son père, à qui nous avons confectionné des bretelles de fortune pour
compenser la taille deux fois trop grande du baudrier, une gueule d’ange
malicieux piochant allégrement dans les assiettes d’amandes du thé de 17h après
que nous l’y ayons invité, fait preuve d’un sang-froid et d’une pugnacité
remarquables pour son âge, stoppé dans sa progression pour des raisons
uniquement morphologiques. Quant à Abdallah et son plus grand fils ils semblent
avoir fait cela toute leur vie et atteignent le relais en quelques minutes,
montrant une lecture et une intelligence motrice époustouflantes, un sens inné
du mouvement dans cette dimension verticale qui n’est certainement pas sans
lien avec leur mode de vie et leurs escapades en montagne. Nous les quittons un
peu plus tard à quelques pas du parking où ils ont souhaité nous raccompagnés,
aussi émus les uns que les autres, nous promettant de nous revoir si d’aventure
nous repassions dans le coin dans les années à venir.
Dans la partie de son récit autobiographique consacré à
Taghia Stéphanie Bodet évoque un village sans électricité. Nous sommes en
2007 ; 15 ans après les lignes à haute tension ont pénétré la vallée et la
plupart des maisons mais l’arme la plus affûtée du progrès, la plus discrète
aussi, reste ces téléphones portables que tous ou presque ont dorénavant dans
leur poche ou sous leur djellaba, du gérant de gîte qui a les deux pieds dans
la modernité de par ses relations avec les étrangers au berger soixantenaire
dont la vie entre pâturages escarpés et grotte aménagée demeure rythmée par les
cycles naturels et les rituels hérités de ces aïeux. Un paradoxe qui en
définitive ne surprend que nous, tandis que ces hommes qui vivent dans le présent,
ancrés dans l’instant comme un animal à son milieu, ne se formalisent pas de ce
genre de cas de conscience et de cette nostalgie qui torturent les occidentaux.
Zaouiat Ahansal pour prendre un exemple tout proche, où le progrès
technologique a fait son entrée par la piste puis l’asphalte il y a déjà
plusieurs années, conserve au demeurant son caractère de bastion indépendant,
attaché aux us et coutumes qui ont toujours prévalu sur ces terres, ainsi qu’un
respect profond pour l’environnement. Pourquoi en serait-il autrement à
Taghia ? La crainte que nous avons que les choses évoluent vers le pire ne
serait-elle pas une projection de nos propres angoisses et dérives qui ont
modifié la face du monde et l’ont vidé de toute composante autre que matérialiste.
Par réaction nous aspirons à sortir les deux pieds de la modernité mais ces
berbères semblent nous montrer qu’une autre voie est possible, qu’on peut vivre
un pied dans chacun des mondes, se déplacer à dos d’âne et utiliser WhatsApp
par exemple.
Nous dirons ensuite définitivement au revoir à la vallée
depuis le haut de la falaise de Mechkour que nous atteignons en trois longueurs
en 7a maximum. Une escalade technique marquée par les 30m d’une dalle mémorable
sur des cupules et des cannelures grises parfaitement ergonomiques. En face de
nous, une cinquantaine de mètres sous la crête escarpée du jbel Tilamsine, une
large traînée noire nous apporte une explication à la lumière que nous avons
aperçu la veille au soir dans cette direction, quelqu’un dormant sous cette
grotte, au moins de temps à autre. Pendant ce temps, dans la direction opposée,
la pelleteuse a franchi le gué à la sortie du défilé et a enseveli une partie
du sentier aménagé en amont, un désastre aux yeux des grimpeurs, un miracle à
ceux des berbères de retour du souk qui sifflent d’admiration en découvrant la
progression des travaux.
Les sourires de Saïd et de sa femme dans le rétroviseur nous
roulons en direction de l’Aghanbou n’maskou, un dernier monument à voir, et pas
des moindres, une muraille longue de plusieurs kilomètres aperçu dès le premier
jour, plein est, délimitant un incommensurable haut-plateau arasé par les
vents. Seulement quatre voies en trad trop difficiles pour nous y ayant été
ouvertes nous troquons encore une fois les chaussons contre les chaussures de
marche. Mésestimée par les grimpeurs la barre de 200 mètres est pourtant
grandiose. Au nord un empilement de murs à dominante jaune, elle est creusée au
sud d’une sorte de porche protégeant une variété d’espèces végétales et
d’espèces minérales évoquant une jungle extraterrestre.
Avec le recul sur la vallée on observe mieux comme les routes
épousent les courbes du terrain là où en Europe aurait été tracé une ligne
continue à renfort de béton, pliant la nature à la géométrie. Sur le plateau
karstique la vue s’étire démesurément. Le long de la corniche présentant les
formes caractéristiques en feuilles de houx de ces formations calcaires des
genévriers thurifères aux troncs multiples se tordent dans le vent comme la
robe des derviches. Comme ailleurs ils ont perdu des membres mais sont
vigoureux comme le titan Atlas. Dernière image du séjour, le Haut-Atlas se donne à voir comme un livre
ouvert où nous pouvons embrasser en un clin d’œil les chemins parcourus ces
dernières semaines, des souvenirs proches et lointains à la fois.
Avant Taghia, avant que son potentiel ne sorte de l’ombre,
les gorges de Todgha occupaient le haut du panier de l’escalade marocaine.
Curieux nous nous y sommes déplacés dans la foulée et y avons passé une
vingtaine de jours qui feront l’objet du prochain article, un truc moins
foisonnant a priori.
Bravo Gautier, magnifique article comme à ton habitude, les larmes me sont venues aux yeux à la lecture de celui-ci, ça valait le coup de patienter !!!! L'écriture d'un livre semble s'imposer. Biz. Pa'
RépondreSupprimerA nouveau un chouette récit ! Le genou de Julie a l'air de tenir le coup face aux nombreux dénivelés! Tant mieux ! Petite remarque tout de même, pour les lecteurs comme moi qui ne dévorent pas tout d'un coup, des titres ou chapitres pour retrouver le fil ne seraient pas superflus. Des schmoutz, a bientôt. Cedric
RépondreSupprimerEn vadrouille au Népal, j’avais du retard dans mes lectures… et là je me suis régalé, pas de doute on voit que pour vous ce n’est « que du bonheur ». Si désormais, pour moi, la grimpe n’est plus « dans mes cordes » (Ha, ha !), en revanche, vous lire me donne de fourmillements pour partir me baguenauder à pieds ou en vélo dans ces massifs minéraux, ocres pastels, fauves, chauds, poussiéreux, labyrinthiques et presque silencieux… « En l’absence de sentier balisé menant au sommet nous naviguerons à vue, empruntant à contre-sens le système d’oueds qui prennent naissance au pied de la paroi… », je ferme les yeux et je m’y sens déjà, la sueur perle sur mon front, j'entends la timide source tintinnabuler entre deux braiments…
RépondreSupprimerProfitez bien !
Le vieux chef (de Julie) -;)
je m'approprie un peu de chaque commentaire précédent ...comment trouver le temps d'élaborer de si beaux textes nous amenant nous mêmes à imaginer qu'on y est !Photos sublimes ,on en attraperait presque le vertige...quelle belle expérience de vie émaillée de rencontres et de ressentis improbables Je confirme ,l'impression d'un livre s'impose ! choukran Clo
RépondreSupprimerCoucou Gautier.
RépondreSupprimerJe suis assidument ton blog . Cette nouvelle aventure te ressemble tellement , quel plaisir de te lire .
Je te souhaite un très bon anniversaire dans ces lieux merveilleux .
Je vous embrasse tous les deux . Bonne continuation .