Premières impressions du Maroc : ravissements et faux-semblants
Note introductive : qu’il nous soit d’avance pardonné et le retard pris depuis notre dernier post et la longueur peut être exagérée de celui-ci… l’un expliquant sans doute l’autre…
Hier à portée de jumelles, le territoire marocain se
présente d’emblée comme un véritable saut dans l’inconnu, un hors-champ
et un virage à 90 degrés par rapport à nos routines de grimpeur et
d’homme/femme. Avec son phrasé et son accent pour le moins délicats, son
quotidien rythmé par les appels à la prière, ses grands espaces désertiques
d'un côté et ses vallées fertiles de l'autre, fruits d’une ingénierie hydraulique pluriséculaire, ses
us et coutumes parfois impénétrables, sa culture et son architecture aussi sophisitiquées par endroits que rudimentaires à d'autres, ses contrastes et ambivalences innombrables
exacerbés par un développement à deux voire trois ou quatre vitesses, nous
irons de très bonnes en moins bonnes surprises lors de ces trois
premières semaines, aussi fascinés qu'irittés par moment ne le cachons pas.
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traversée du détroit |
Dès l’arrivée à Ceuta, minuscule enclave espagnole de ce côté-ci du détroit, lieu de tous les trafics comme nous l’apprendrons a posteriori par la lecture d’un ouvrage acheté à Algeciras, nous voici propulsés dans un environnement aussi grisant que déstabilisant. Après une succession de contrôles et de fouilles plus ou moins sommaires effectués dans le désordre par les douanes espagnoles, les douanes marocaines, la sûreté nationale, la police, la gendarmerie royale, nous entrons au Maroc pied au plancher pour gravir le relief acéré du littoral où la route, une nationale en bon état, sinue entre les ravines déjà dénudées. La zone, épicentre des désirs d’expatriation d’une frange importante de tout un pays (voire d’un continent) tombé vraisemblablement depuis quelques temps sous les charmes du capitalisme relayés à la vitesse de la lumière par les ondes 3, 4 puis bientôt 5G – la zone disions-nous fourmille de monde ; et il faut prendre garde, non seulement aux véhicules n’ayant parfois cure des règles de conduite les plus évidentes, mais, plus encore à toutes ceux et celles qui marchent nonchalamment sur le bas-côté ou franchissent les glissières de sécurité quand et où bon leur semblent, et, comme nous y assisterons un peu plus loin, littéralement médusés par la scène, son culot, ses risques, à ces enfants qui profitent du bref arrêt des poids lourds aux péages pour se jucher à l’arrière à l’insu des chauffeurs, un peu comme le faisaient avec les trains de marchandise les hobos de la beat generation aux USA, ou comme le font encore aujourd’hui les migrants d’Amérique Centrale en direction de ce même pays.
Quelques kilomètres plus loin nous dépassons ces gamins d’une douzaine d’années agrippés aux barreaux du camion, dos à sa caisse, leur mine hilare et leur aisance contrastant franchement avec la dangerosité de la situation mais plus encore peut-être, révélant une certaine habitude ainsi que le plaisir non dissimulé de voyager sans le sou, d’enfreindre les règles et, last but not least, celui de la prise de risque consciente qui est la marque universelle, d’un côté comme de l’autre de la mer, de cet entre-deux âges qu’est l’adolescence. Mais là où en Europe ce risque est souvent recherché pour lui-même à travers différentes conduites et expériences limites il répond d’abord ici à une nécessité, celle de se déplacer, une image en miroir déformée dont nous aurons bien d’autres exemples durant les semaines à venir.
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le port utlra-moderne de Tanger-Med |
Ayant en Espagne pris du retard sur notre « programme », craignant donc qu’il y fasse trop froid pour pouvoir y grimper sereinement, nous traçons droit sur l’Atlas, plus haute chaîne de montagne de l’Afrique du nord. Progressivement le paysage se décharne, les villes et villages s’espacent. De loin en loin le long de l’autoroute, posées en plein néant, les stations-service et aires de repos apparaissent telles des stations spatiales avec leur peinture blanche éclatante, leurs antennes dressées vers l’azur cramé, leurs imposantes enseignes fluos et leurs pelouses tout aussi flashies.
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des couleurs insolentes en plein désert |
Un soir nous nous y arrêtons pour la nuit, parking des poids lourds, entre un convoi de chèvres qui gémissent, devinant peut-être le sort qui leur est réservé, un Mc Donald aux prix exorbitants pour le salaire moyen du pays, et des poubelles désossées, dégueulant d’ordures. Une heure plus tard, alors que nous venons de terminer de dîner, un routier s’installe à nos côtés puis nous invite, ou plutôt nous exhorte poliment, dans un langage fait de signes palliant la barrière de la langue, à partager le tajine qu’il vient de réchauffer sur son brûleur à gaz. Malgré notre réticence due à un estomac déjà bien rempli, exprimée dans un babil maladroit, nous nous asseyons en rond à ses côtés, bientôt rejoints par deux autres routiers qu’il invite avec la même insistance, et dégustons donc, dans ce lieu improbable, notre premier plat marocain. Patates, carottes, oignons caramélisés, mouton fumant, saisissant tant bien que mal ces différents morceaux avec le pain rompu généreusement puis le trempant dans la sauce succulente, fruit de plusieurs heures de cuisson. En guise de remerciement nous nous séparons d’une tablette de chocolat achetée en Espagne, un geste que le chauffeur (dont nous avons honteusement oublié le nom…) reçoit avec un sourire non feint.
Quel contraste avec la veille déjà, lorsqu’arrivés de nuit ou presque dans ce que notre guide décrivait comme un havre de paix bercé par les embruns de l’océan, à savoir la petite ville côtière de Moulay-Bousselham, nous avions désespérément cherché un lieu où poser le camion, de préférence loin des habitations, à la fois pour ne pas gêner et pour nous reposer du trajet depuis Ceuta. En lieu et place des plages de sable doré dépeintes dans ce foutu guide, nous traversons une bourgade en pleine effervescence, un capharnaüm visuel et sonore : norias de véhicules à deux, trois ou quatre roues klaxonnant à tout bout de champ, doublant par la gauche et la droite sans prévenir, de charrettes tractées par des ânes mal en point et de chalands soit ne prêtant aucunement attention à leur environnement direct, marchant au milieu de la route donc ou traversant de manière inopinée, soit nous interpelant par quelque signe ou mot jeté aux fenêtres, d’animaux isolés ou en groupes ne faisant naturellement pas plus cas de nous, ainsi que d’une multitude de marchands ambulants et d’échoppes improvisées empiétant largement sur la chaussée. Ne se laissant pas gagner par la panique qui m’envahit peu à peu, Julie fait preuve d’un sang-froid à toutes épreuves et d’une maîtrise exemplaire de notre véhicule pour venir à bout de ce baptême pour le moins épicé de la conduite marocaine, et nous finissons par trouver « refuge », après une bonne heure d’errance et de tergiversations, au cœur de ce qui semble être un quartier résidentiel à quelques pas de l’océan, carré bordé d’un vaste terrain vague où rôdent des meutes de chiens, leurs silhouettes plus ou moins maigres se laissant deviner dans la demi-obscurité issue de la lumière blafarde de quelques lampadaires. Le lendemain ces mêmes chiens ou quelques congénères disputent à une vache et son veau ayant perdu la clé des champs les restes d’un container à ordures échoué au milieu de la rue, à tout juste quelques pas des Audi et BMW briquées avec soin garées le long. Image matinale étourdissante, discordance bien plus répandue que nous l’imaginions ainsi que nous le constaterons par la suite. Dichotomie particulièrement représentative d’une fracture d’une autre échelle que celle qui déchire la France, cauchemar sociologique pour les uns, rêve éveillé pour ceux qui se situent du bon côté du gouffre.
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l'un des dualismes innombrables |
Bien décidés d’un côté à nous familiariser avec la langue et ayant besoin pour ce faire de nous procurer un dictionnaire français-arabe, voire français-berbère, dialecte parlé d’après nos sources par une majorité du peuple du Haut-Atlas ; curieux de l’autre de découvrir de l’intérieur une agglomération d’importance, nous profitons de notre passage dans les environs de Rabat pour nous y arrêter quelques heures. A notre grande surprise, malgré le caractère culturel et universitaire évident de la ville, remplir la première de ces tâches s’avère plus complexe que prévu. Dans le peu de librairies/papeteries ou bouquinistes que nous croisons au cours de notre déambulation le seul dictionnaire en leur possession, intégralement en écriture arabe, ne nous est d’aucune aide ; mais nous aurons toutefois un peu plus de chance dans la dernière, une enseigne affichant un choix pointu tant en littérature qu’en philosophie, et où nous mettons la main sur un guide de conversation français-arabe approprié à nos besoins. Quant à la langue berbère… sinon le vendeur lui-même qui dans un trait d’humour spontané répond à notre demande d’obtenir quelque chose à ce sujet en se désignant lui-même : nada, chou blanc, alors là même qu’historiquement ce groupe ethnique fut le premier à occuper le territoire du Maroc actuel et que sa langue à l’alphabet d’un graphisme très élégant continue à être parlée, parfois exclusivement du reste, par des dizaines de milliers d’habitants des terres les plus reculées du pays.
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alphabet berbère |
Au cœur de Rabat « ville nouvelle », cité verdoyante et aérée à l’architecture et aux enseignes d’inspiration occidentale, l’enceinte de la médina marque une frontière nette avec ses fortifications en briques crues recouvertes d’un enduit à la chaux, remparts destinées à l’époque à garder la ville des attaques des corsaires et autres rivaux arrivant par les mers. Quelques portes seulement donnant accès à cette enceinte où palpite une vie bien différente de celle de la ville nouvelle, il est aujourd’hui plus facile d’y entrer que d’en sortir. Nous nous perdons avec plaisir parmi ce dédale de ruelles ombragées par endroits par des grillages en bois ouvragés de main de maître, ailleurs par leur seule étroitesse. Echoppes et ateliers minuscules, plus profonds que larges, s’y succèdent sans ordre : artisans allant de la céramique à l’argenterie en passant par la menuiserie, la maroquinerie, le tissage ou la ferronnerie, primeurs, épiciers, spécialistes en baumes et onguents divers, mécaniciens, vendeurs de prêt à porter plus ou moins traditionnel et plus ou moins authentique, électriciens, snack et restaurateurs, pâtissiers, bouquinistes, plombiers etc.
Plus sont petites les devantures plus les produits à la vente y sont rangés avec ordre et soin, créant des tableaux inédits aux couleurs et matières variées. Une foule de badauds déambule dans ces souks agités où les odeurs de nourriture alléchante se disputent à celles des gaz d’échappement des quelques deux roues qui osent s’aventurer par-là, et parfois à celle des ordures ou des eaux grises, où le nombre de décibels, patchwork sonore de bruits de moteurs, des cris des vendeurs et des livreurs qui hèlent les passants, se saluent ou s’invectivent, les chants des mendiants et ceux des radios, défie allégrement les limites autorisées d’un set de techno. Mais là où dans d’autres médinas (Marrakech notamment) le touriste de passage se fait alpaguer en moyenne toutes les deux minutes, ici l’atmosphère est nettement plus paisible, moins galvaudée aussi par le tourisme de masse, encore plus lorsque nous quittons les « artères » principales pour quelque venelle perpendiculaire choisie au hasard. Là le silence règne, bleu, blanc et beige dominent, les échoppes s’espacent, le chaland se fait plus discret et le touriste une espèce rare.
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différentes couleurs et ambiances de la médina de Rabat |
Malgré l’absence de couverture en moucharabieh comme il y en a dans les rues plus courtisées la température est étonnamment supportable, beaucoup plus basse que partout ailleurs dans Rabat, conséquence de cette architecture vernaculaire conçue pour que l’air circule et que les maisons, construites dans des dimensions et des matériaux accentuant cet effet, se fassent mutuellement de l’ombre. Bien qu’on comprenne les enjeux, besoins et nécessités d’une agglomération d’une telle importance, tant en termes de circulation, d’hygiène et de sureté, de besoins modernes comme l’électricité ou le gaz, il reste difficile de comprendre pourquoi les architectes actuels ne s’en inspirent pas un tant soit peu dans leur plan d’ensemble de rénovation de ces cités assommées de soleil la majorité de l’année. Une leçon qui compte-tenu du réchauffement climatique demanderait également à être appliquée de l’autre côté de la Méditerranée.
Comme plus au nord déjà, les plaines dénudées qui s’étirent entre Rabat et Marrakech sont balafrées de lignes à haute tension, de murs immenses et de barbelés dont l’usage nous échappe, marquant des frontières sans aucun fondement géographique, autrement invisibles, enclos sans fin qui ceinturent des parcelles absolument désertes, illustrant à merveille ces besoins plus qu’humains de propriété et d’en signaler l’emprise. Un spectacle qui prend fin une fois passé Marrakech, cité sur laquelle nous reviendrons dans un prochain post mais dont déjà nous sentons qu’elle a perdu son âme au profit des enseignes du capital qui s’exposent et s’imposent en grandes lettres multicolores sur des façades faussement authentiques, où des complexes hôteliers de très grand standing et tape à l’œil fleurissent un peu partout en banlieue, à quelques pas de ce qui ressemblent à des bidonvilles, où des golfs à la pelouse millimétrée et verdoyante en disent long sur les prérogatives environnementales, où des villages fermées surveillés 24h/24 semblent de par leur nombre surprenant avoir les faveurs des classes les plus aisées de la société, où enfin, et en un mot, la vie s’épuise.
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promesses de paradis à prix fort |
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moderne et ancestral voisinent non sans heurt parfois |
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le développement durable à la marocaine |
A quelque cent kilomètres de là, piémont de l’Atlas, les villages dont les maisons sont construites puis enduites avec les matériaux trouvés et exploités sur place, s’intègrent quant à eux parfaitement dans leur milieu, offrant un contraste saisissant avec le caractère invraisemblable de ce haut lieu touristique, surfait, qu’est Marrakech, à tout le moins à nos yeux. Ici les murs sont beiges, là ocres, là-bas rouge, seul le minaret des mosquées souvent orné de bandes blanches tranche avec le paysage immédiat.
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à l'approche d'Oukaïmden l'architecture se fond peu à peu dans le paysage |
A mesure que nous prenons de l’altitude et nous éloignons des grands centres urbains, la route et le ciel se dégradent, et c’est sous une brume épaisse que nous prenons les derniers virages menant à Oukaïmeden, 2650m d’altitude, notre destination, et que nous entrons dans cette bourgade à l’allure spectrale, sans âme qui vive en apparence. L’épaisseur des nuages laisse tout juste deviner le rocher, un grès visiblement exceptionnel, par endroits découpé au couteau comme il s’en trouve dans l’Utah, à d’autres aux formes plus organiques, proches de celles d’Albarracin.
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différentes textures et couleurs du grès d'Oukaïmden |
Ayant traversé le village jusqu’à une aire plate où coule une eau de source bienvenue, nous nous arrêtons 5 minutes pour faire le point sur le choix d’un lieu de bivouac potentiel. Le moteur tournant encore un local portant une djellaba laineuse se poste devant la vitre, les mains chargées de babioles. Nous ouvrons la vitre par politesse mais sommes bien décidés à lui expliquer que nous ne comptons rien acheter, voyageant depuis seulement quelques semaines et n’affectionnant pas particulièrement les babioles même faites main. Mais c’est sans compter sur le bagout légendaire de ces marchands dans l’âme. Aussi nous voilà tous trois bien vite dehors, comme au milieu de nulle part avec cette brume, le camion grand ouvert et une partie de nos affaires étalées sur nos crashpads. Désireux de d’abord ouvrir le dialogue nous partageons un verre de café préparé sur le pouce puis nous nous laissons prendre au jeu des palabres et des tractations pour savoir lesquelles parmi lesdites affaires nous serions susceptibles de troquer contre quelque géode, fossile, ou autre trésor extrait du ventre de la montagne par les soins de Hassin1. Une rencontre aussi improbable que charmante avec ce personnage d’emblée attachant qui – nous ne le soupçonnons pas encore – restera comme la figure tutélaire de notre séjour de deux semaines dans le coin, traducteur berbère à ses heures et source intarissable d’informations sur les environs, zonant toute la journée avec sa mobylette chargée plus que de raison dans l’espoir qu’un touriste égaré daigne lui acheter quelque chose, inch'allah.
Car si Oukaïmeden, l’une des seules stations de sport d’hiver du pays, fait aux dires de Hassin parking plein durant la période hivernale, le lieu en cette intersaison ressemble plus à un complexe désaffecté remontant à un âge d’or qui semble révolu tant est incongrue, dans cet environnement semi-désertique, la vision de ces infrastructures vieillissantes. Avec ses remonte-pentes en piteux état, ses pancartes délavées par le soleil et ses points de location de matériel sommaires, simples petits containers dont plusieurs aux couleurs tout aussi passées de Coca-Cola, ce fond de vallée pastorale ne ressemble à rien de connu.
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containers de stockage du matériel de location |
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ces mêmes installations sommaires d'un autre point de vue |
Le village, du fait de cette temporalité saisonnière, se divise en deux entités aux contours et aux frontières bien visibles. D’un côté le village touristique, constitué d’imposantes et cossues résidences aux noms parfois inspirés des plus célèbres stations européennes, vides la plus grande partie de l’année ou occupées par des gardiens dont c’est l’activité, des logements secondaires au pied desquels se trouvent une dizaine de petits commerçants, restaurateurs, épiciers, boucher. De l’autre le village berbère dont les maisons rudimentaires, de par leur couleur identique à celle du sol où elles sont implantées, se fondent parfaitement dans le milieu ambiant. Des habitations également saisonnières, en tous cas aujourd’hui et pour la plupart, cabanes serrées l’une contre l’autre avec leur toit plat en terre crue, leurs portes en acier colorées, leurs rares fenêtres, utilisées par les nombreux bergers de la région pour se loger durant la saison de pâture. Au milieu, frontière qui ne dit pas son nom, court la route menant au col, autre frontière.
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bipartition entre les deux villages |
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le village berbère |
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bergerie et son enclos de terre de pierres et branchages épineux |
Des vallées voisines, moins austères, plus arborées, nous verrons régulièrement monter des habitants isolés ou en petits groupes, à pieds ou à dos de mules pour les plus nécessiteux, ainsi que dans des vieux modèles de fourgonnettes Mercedes faisant office de taxi, des véhicules particulièrement bien entretenus compte-tenu de leur âge canonique, ronronnant comme des horloges suisses, les uns et les autres chargés de denrées destinées à fournir les rayons des épiceries du « centre ».
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les mules, un moyen de transport incontournable dans ces régions montagneuses |
C’est sur ce versant jouissant des dernières heures de soleil que nous passerons notre seconde nuit et notre premier jour de grimpe, irrésistiblement attirés par les formes géométriques d’un secteur situé quelques centaines de mètres en contre-haut de notre camp. Sur place si le caillou tient amplement ses promesses, un grain doux aux réglettes et faces franches, les ouvertures répertoriées par l’une de nos deux sources d’informations, une application payée une douzaine d’euros, du reste très bien ficelée, sont finalement assez décevantes. Sinon pour un beau dièdre en 7a que Julie pliera en quelques essais, un joli mais court 7c ainsi qu’un 7b très épuré dans un panneau aux couleurs envoûtantes clou de la journée, la qualité du secteur décrit comme l’un des plus denses du site nous semble un tant soit peu surévaluée.
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passage en 7B dans un grès aussi parfait au toucher que pour les yeux |
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concentration sous un ciel nébuleux |
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la voyageuse contemplant une mer de nuages |
En bas le plateau au sol rougeâtre où nous avons élu domicile est jonché de nombreux éclats de silex dont le tranchant portant les marques caractéristiques de petits coups, ainsi que l’absence de cette ressource dans les environs immédiats, inclinent fortement à penser qu’ils sont issus d’un travail manuel, une industrie de la taille du silex (datant d’après quelques recherches rapides du néolithique soit -7000 ans) dont ils sont les restes, déchets, pièces ratées ou brisées depuis. Porté par la fascination enfantine que ces vestiges exercent sur mon esprit, je pousse un peu plus loin mon investigation et découvre, à moitié enseveli sous le sable du plateau et la végétation, une série d’orifices réguliers taillés dans le grès de main d’homme : un grand ainsi que six petits, le tout formant un ensemble rectangulaire dont la signification ou l’usage resteront un mystère. Un jeu quelconque ? Une sorte de réserve ou de procédé de tri lié à la taille d’outils en question plus haut ? La chose semble toutefois dater d’une époque ultérieure aux - 5000 ans avant J-C de ces derniers, le grès dans lequel ces trous ont été réalisés, bien que tendre, requérant a priori l’usage d’outils d’un âge moins reculé, celui du fer et non de la pierre.
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la série d'orifices en question |
Quoi
qu’il en soit il reste particulièrement étonnant que ces objets visibles à même
le sol n’aient pas fait l’objet de fouilles plus poussées ni d’un travail de compilation et de classification, et jonchent le sol de la sorte, sans que
personne n’y ait pris garde, parmi les bouts de verres, de plastiques et
d’autres matières non-identifiés auxquels nous apprendrons tant bien que mal à
nous habituer faute de ne pouvoir les ignorer complétement. Car ici comme un
peu partout ailleurs au Maroc, sauf rare exception, le ramassage des ordures et
autres techniques d’ensevelissement, quand encore ils existent, laissent pour
le moins à désirer. Les déchetteries sauvages sont monnaie courante, quant au
tri sélectif, il s’agit tout bonnement d’une vue de l’esprit. Aussi nous
sommes-nous sentis à la fois gênés et interloqués quand, curieux de ne pas
trouver de poubelles de tri dans ou aux abords du village, notre poubelle
ménagère sous un bras, celle de recyclable sous l’autre, nous avons demandé à
Hassin où nous pouvions les déposer et que ce dernier nous a répondu le plus
naturellement du monde en nous indiquant un tas fumant autour duquel s’affairaient
trois hommes munis de râteaux, louvoyaient quelques chiens et chats errants, et
tournoyaient des nuées de corbeaux.
Loin de nous l’idée de blâmer de telles pratiques, car où et
comment finissent certains de nos déchets non valorisés sinon de la même
manière mais dans des lieux à l’écart, loin des yeux loin du cœur ? Car
quelle alternative ont ces locaux quand on sait qu’aucun ramassage n’est
organisé à moins de 20km de là ? Ne pouvant toutefois nous résigner à
abandonner nos déchets à cet endroit nous profiterons quelques jours plus tard
d’un aller-retour dans la vallée de l’Ourika pour faire le plein de victuailles
pour les déposer dans un container, nous payant de la sorte un semblant de
bonne conscience.
De par sa situation privilégiée le col offre une vue
imprenable à la fois sur la vallée d’Oukaïmeden, sur les massifs avoisinants
dont ceux du Jbel Toubkal et du Ouanoukrim, culminant l’un comme l’autre à plus
de 4000m, ainsi que sur le piémont de l’Atlas, ses couleurs se dégradant du
vert des vallées profondes où des jardins en terrasse sont ingénieusement mis à
profit grâce à des canaux d’irrigation courant sur des kilomètres, au jaune
sable du désert, en passant par l’ocre, le gris, le rouge, le brun, chaque
couleur correspondant à une couche géologique singulière. La terre telle un
livre coupé dans son épaisseur.
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les canaux d'irrigation desservant les hameaux successifs de la vallée |
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massif du Jbel Toubkal |
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jardins en terrasse de l'autre côté du col |
Séduits par ce panorama grandiose où la vision s’épuise dans la distance, par son ciel nocturne rutilant de plus de feux qu’on peut en voir n’importe où en France ou au Maroc, par ses réveils aussi frisquets que vivifiants, par la mer de nuage s’étirant à perte de vue qu’un autre matin nous découvrons à nos pieds, par ses couchers de soleil tantôt éblouissants tantôt pastels, tableaux naturels qui auraient fait pâlir un Gauguin, malheureusement non venu jusque-là lors de ses séjours au pays – proprement envoutés par ce panorama, nous y passons plusieurs nuits avant d’abandonner les lieux, quelque peu fatigués par leur fréquentation. Il nous est en effet difficile de passer quelques heures tranquilles, entre les caravanes de 4X4 s’y arrêtant quelques minutes pour y faire une photo, les vendeurs de babioles à mobylette en mal de clients, les muletiers et bergers surgissant de nulle part, à tout moment de la journée, pour simplement échanger quelques mots ou, une situation moins touchante, voire dérangeante force répétitions, mendier quelques dirhams, objet à troquer, cigarette, fruit, quoi que ce soit que nous puissions offrir.
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marée de nuages à l'approche de la nuit |
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pastels |
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cyclope |
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marée de touristes/clients pour ce vendeur à la sauvette |
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caravane de 4X4 en provenance de Marrakech |
Aussi nous trouvons « refuge » à quelques kilomètres de là, en aval du village, à la sortie d’un canyon où, de part et d’autres d’un ruisseau bordé d’une herbe rase, se trouvent les secteurs les plus intéressants de la zone, les blocs les plus impressionnants en termes de hauteur et de formes, des lignes d’une évidence frappante bien que peu parcourues, tracées dans un grès à la palette de couleurs chamarrée, ouvertes pour la plupart par les jeunes pointures du groupe excellence de la FFCAM lors de deux séjours à l’automne 2017 et 2018 (dont nous saluons au passage l’initiative, le travail effectué et le topo mis à disposition gratuitement). Sans verser dans le chauvinisme, nous avons d’ailleurs trouvé qu’hormis les secteurs développés lors de ces séjours, ceux ouverts par des grimpeurs de passage souvent moins expérimentés, répertoriés dans l’application au demeurant très bien faite dont nous avions fait l’acquisition, manquaient clairement de vision. Un constat qui montre à la fois l’expérience requise pour réaliser correctement cette tâche – brosser un rocher – en apparence banale, mais aussi les limites de l’ouverture à tout un chacun, le côté participatif, de l’alimentation d’un tel outil numérique.
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la brume qui déborde comme du lait des vallées voisines |
Une fin d’après-midi, tandis que la brume, comme elle le fait depuis plusieurs jours maintenant, remonte les parois vertigineuses du canyon en se déchirant en longs rubans sinueux, je m’élance dans un des passages qui a en partie motivé notre déplacement jusqu’ici. La boule au ventre, ayant un peu perdu la main depuis l’Espagne, j’essaie d’oublier les 6/7m de grès gris aux coulures jaunâtres qui me dominent ainsi que le nombre limite de crashpad sous mes pieds, pour me concentrer sur l’instant et sur la confiance accordée par Julie. Me rétablissant quelques dizaines de secondes plus tard au sommet de Mauvais Œil, je ne peux retenir un cri, rompant l’apnée, un hurlement primal qui résonne d’un flanc à l’autre de la montagne comme le font de loin en loin ceux des bergers dans ce même canyon, plus ou moins aux mêmes heures, lorsqu’après une longue et éreintante journée à crapahuter ils rassemblent leurs troupeaux de moutons ou de chèvres éparpillées parmi les rochers, parfois dans les endroits les plus incongrues et les pentes les plus raides.
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le higball Mauvais Oeil 7C (assis) |
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oeuvre abstraite de la la nature |
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entrée du canyon |
A peine redescendu la brume soudain s’épaissit, noyant les ressauts les plus proches, puis l’horizon tout entier, jusqu’au soleil dont la lumière diminue dans un effet de crépuscule saisissant. Des appels singuliers, différents pour chaque cheptel, résonnent à leur tour. Un chant lointain. Les cris des bêtes elles-mêmes. Des paroles en langue berbère aux sonorités gutturales auxquelles se mêle bientôt, décuplé par un haut-parleur, l’adhan, l’appel à la prière lancé depuis le minaret d’Oukaïmeden pour la quatrième fois de la journée, suivi de près par celui de Aït El Qaq, hameau voisin, puis par un autre, et encore un, autant qu’il y a de mosquées dans la vallée, leurs sons légèrement décalés les uns des autres, du fait sans doute de la distance, générant une sorte de canon d’une charge émotionnelle inouïe.
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le voile se déchire un instant |
Quand un peu plus tard le voile se déchire partiellement, juste assez et à temps pour offrir à Julie de grimper à son tour, l’atmosphère déjà mystique du moment atteint son apogée, le bloc en question irradié d’or sur le fond blanc de l’abîme du canyon, comme suspendu en pleine écume ou au bord du néant.
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Julie profite de ce moment suspendu entre ciel et terre |
Qu’une unique photo, potentiellement trompeuse selon le talent du photographe, suffise parfois à justifier des milliers de kilomètres, eut sans doute déconcerté Hassin et les siens qui depuis notre arrivée et malgré le passage de prédécesseurs n’ont de cesse de nous observer avec circonspection. Alors que ce dernier, type d’une intelligence vive et d’une ample culture, d’une curiosité et d’une ouverture d’esprit remarquable, sorte de sage-analphabète des hauteurs, semble comprendre en partie nos choix, notre mode de vie pour l’année en cours ainsi que quelques codes élémentaires de la pratique du bloc, la plupart de ses semblables berbères croisés dans le hameau ou aux alentours, affichent une attitude qui, quand elle n’est pas dictée pas quelque intérêt matériel, oscille de la pure indifférence au plaisir d’échanger quelques mots en français, non sans passer par de la méfiance ou une forme de curiosité exacerbée que d’aucuns diraient mal placée. Si en France déjà, avec nos crashpads sur le dos, nos brosses servant à nettoyer avec un soin maniaque quelque aspérité du rocher, les heures passées au pied d’un bloc à répéter en vain un mouvement, nous suscitons fréquemment les questions les plus extravagantes de la part des promeneurs que nous rencontrons en forêt, ici ce sont ahurissement, imperméabilité ou amusement qui se lisent sur les visages. En miroir c’est nous-mêmes qui régulièrement sommes mi-interdits mi-attendris par certains de leurs gestes ou comportements : hormis la négligence vis-à-vis de l’environnement évoquée précédemment, il y a les allers et venues incessants en mobylette d’un bout à l’autre du village, une pratique qui semble souvent gratuite mais toujours coûteuse, il y a leur conduite faisant fi de tout code ainsi que de la prudence la plus élémentaire, il y a la profusion de boutiques et d’épiceries qui affichent trait pour trait les mêmes rayonnages, leur absence de discrétion au téléphone contrastant avec la pudeur requise sur d’autres points par leurs croyances, le soin apporté à leur coupe de cheveux, de barbe ou de moustache relativement à leur tenue dépenaillée, le peu d’intérêt et de fierté accordé à leur propre culture pourtant riche de milliers d’années, leur fascination pour tout ce qui a trait à l'occident en général et la France en particulier, fruit d’une histoire ô combien mouvementée et ambivalente.
Mais rien de tout cela n’est fortuit. Premiers occupants du territoire il y a de cela plus de deux mille ans, les berbères sont les grands laissés pour compte de ce gouvernement qui n’a d’yeux que pour ce qui brille et préfère les garder tournés vers l’autre côté du détroit qu’en direction de ses racines intérieures. Quelques exemples en vrac de cet état de fait : une langue, reconnue il y a peu seulement, et qui n’est encore pas enseignée dans toutes leurs écoles, quand école il y a ; un patrimoine culturel pour le moins négligé ; des infrastructures vétustes voire dangereuses dès qu’elles s’écartent des sentiers battus par les touristes ; un système de santé quasiment inexistant ; une arrogance voire un dédain non dissimulé de la part des nouveaux riches pour ces hommes vivants aussi simplement qu’ils respirent.
Parmi les motifs de cette destination particulière ne figurait pas uniquement le bloc. Arrivait en seconde place le projet de réaliser l’ascension du Toubkal, point culminant du Maroc et de l’Afrique du Nord, accessible aux dires de beaucoup à tout bon randonneur, mais 4167m d’altitude tout de même. Désireux de ne pas passer à côté du sommet faute d’un manque d’acclimatation ou d’une préparation inadéquate, nous profitons d’une journée de repos pour gravir la cime qui a donné son nom au village et à la station. Naviguant à l’œil depuis ce dernier, faute de carte précise des lieux, nous nous égarons un chouïa (mot d’ailleurs arable entrée dans la langue française comme beaucoup d’autres), droit sur un col desservant plusieurs hameaux bien plus arborés où l’envie de plonger n’est retenue que par le peu de vivres et d’eau en notre possession, une « erreur » qui nous offre finalement le plaisir d’emprunter une crête escarpée et vertigineuse jusqu’aux 3200m de l’Oukaïmeden, son restaurant panoramique en ruines, ses télésièges désuets dont une bonne part sont orphelins d’assises, toute cette ferraille improbable en plein désert.
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la crête menant aux 3200 de l'Oukaïmden |
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un mirage |
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les installations vétustes de la station |
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le village "touristique" et les limites abruptes du plateau |
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à-plats berbères |
Quelques journées à nous perdre parmi le dédale d’affleurements gréseux du secteur plus tard nous voici à Aremd, dernier village avant l’entrée dans le parc naturel du Toubkal, là où notre guide vit avec sa famille. Bien que peu relevée l’ascension de ce sommet mythique ne peut se faire qu’accompagné d’un guide plus ou moins officiel depuis qu’en 2018 deux touristes furent faites prisonnières et assassinées par un groupe affilié à la mouvance terroriste comme on dit aujourd’hui en bon langage journalistique. Une précaution de bon augure mais aussi une manne financière non négligeable pour toute la région comme nous ne tardons à nous en apercevoir. Après la tranquillité voire la désolation des terres quittées un peu plus tôt, le sentier menant au Toubkal nous propulse dès les premiers kilomètres dans un tout autre univers. Parler d’autoroute comme on le fait parfois un peu facilement serait ici presque un euphémisme tant le flux de marcheurs est dense. En quelques heures nous croisons plus de touristes qu’en deux semaines complètes au Maroc. Véritable poule aux œufs d’or pour les habitants de la vallée on peut néanmoins regretter qu’une telle concentration laissent les voisines, pourtant tout aussi sauvages et riches d’un point de vue environnemental dans un tel état de déréliction. D’abord large de plusieurs centaines de mètres le lit de la rivière desservant les champs et vergers en aval se resserre progressivement, puis la pente se redresse, le sentier confortable zigzaguant parmi des rochers d’une nature granitique, des thuyas et des genévriers probablement centenaires malgré leur allure rabougrie, quelques arbres fruitiers isolés. Nous croisons des muletiers et leurs animaux lourdement bâtés de vivres destinées à alimenter le refuge ou les bagages parfois incongrus (valise à roulette par exemple) des personnes qui ont opté pour ce service supplémentaire, une proposition qu’habitués à la lourde charge de nos crashpads nous avions plus tôt déclinée aussi poliment que possible.
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les mules lourdement bâtées |
Au milieu des touristes étrangers reconnaissables à leurs vêtements techniques bigarrés, quelques marocains empruntent ce chemin pour des raisons bien différentes dont nous comprenons la teneur un peu en amont, au lieu-dit Sidi Chamharouch remarquable par son énorme rocher peint en blanc, repaire d’un djinn ou marabout du même nom, célèbre dans tout le pays, qui prodiguerait des miracles, guérisons diverses, remède contre la stérilité etc. Aux abords du lieu saint, comme à d’autres endroits le long du sentier, fleurissent échoppes de souvenirs en tous genres, épiceries, snacks.
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l'empire Pringles, aussi puissant que Coca-Cola |
Au bout d’une heure et demi de marche à peine notre guide, bien que voyant que nous progressons à bon train sans rechigner, nous propose de nous arrêter dans une de ces paillottes de fortune pour une collation. Bien que préférant généralement nous nourrir de biscuits et de fruits lors de nos efforts nous cédons à sa proposition lors d’une deuxième tentative, d’abord inquiets de l’éventuel caractère copieux du repas en question puis bientôt rassurés lorsqu’après une salade plutôt rafraîchissante nous soulevons le couvercle du plat à tajine qu’il dépose devant nous pour y découvrir, soupir de soulagement, une omelette agrémentée d’oignons frits et de ras-el-hanout. Le tout passe pour dire vrai plutôt bien et nous repartons ragaillardis pour les trois quart d’heure de marche restantes jusqu’au refuge, slalomant entre des touristes dont certains sont déjà à la peine, fidèles au pas de notre guide, trailer à ses heures perdues comme nous parvenons à l’apprendre malgré une barrière de la langue pas toujours évidente à combler. Le ou les refuges puisqu’il y en deux, malgré leur situation à 3200m d’altitude, n’ont rien dans ces régions aux paysages vastes et très ouverts des nids d’aigles qui émaillent les pentes alpines. Bâtisses massives qui doivent pouvoir contenir à eux deux plus de 200 personnes, leurs abords grouillent de monde, touristes de toutes les nationalités mais aussi muletiers et guides qui, à voir le plaisir avec lequel ils se retrouvent, semblent former une confrérie solidaire, joyeuse et touchante par endroits, un trait qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec la chaleur humaine qui se dégage rapidement de ce lieu étrange, sorte d’enclave au cœur du Haut-Atlas, déjouant les apparences et cet effet de masse qui autrement pourrait vite s’avérer insupportable.
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affluence record en fin d'après-midi |
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le repos mérité des guerrières |
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le chemin d'accès au refuge une fois le flot de touristes passé |
Discutant plus longuement avec certains guides nous comprenons que ce n’est pas le seul appât du gain qui les a menés à pratiquer cette activité mais un réel amour de la montagne au sens large et de ce massif en particulier, qui pour beaucoup les a vu naître et grandir. Des mots comme liberté, passion, que nous n’avions pas ou peu entendus de la bouche des marocains rencontrés jusque-là, ponctuent leurs réponses à nos questions, des idéaux dans lesquels nous nous reconnaissons indéniablement. Même l’absence des femmes, ségrégation qui partout ailleurs sévie non sans produire quelques effets indésirables (regards désobligeants ou indifférence vis-à-vis de Julie, pourtant toujours vêtue, jusque dans les endroits les plus reculés, selon les codes prescrits, machisme primaire, humour pas toujours fin), ne pèse pas du même poids ici. La camaraderie et la simplicité qui règnent entre ces hommes bien obligés d’assumer ces tâches autrement dévolues aux femmes, tels le ménage, l’entretien des sanitaires ou la cuisine, leur ouverture d’esprit et leur courtoisie ainsi que le plaisir teinté d’humour bon enfant qu’ils prennent visiblement à nous « servir » diffusent comme par magie au sein même et entre les groupes de touristes une forme d’insouciance rendant plutôt agréable cette expérience que, dans un premier temps, voyant les ribambelles multicolores défiler devant et derrière nous, nous craignons de regretter.
4H30 tapante ou presque le lendemain, une température bien en-deçà des zéros (sifr en arabe), les pentes qui dominent directement le refuge sont déjà ponctuées de quelques longues guirlandes de frontales faisant concurrence au ciel d’une limpidité à nulle autre pareille en ces territoires reculés de la civilisation, corrompu de longue date par la fée électricité rayonnant au-dessus de Marrakech, Rabat ou Casa comme il se dit entre voyageurs avertis, villes-lumières brûlant elles-mêmes de l’intérieur, faux diamants accrochés à leurs cous. Voyant que Julie, Léa et Nicolas avec qui nous avons sympathisé la veille, et moi-même, tenons une certaine forme, nos guides respectifs, Mohamed et Mohamed, en fins connaisseurs des moindres détails de l’ascension, sinuent entre les rochers pour rapidement prendre le pas sur les files qui nous précèdent. Nous voilà seuls ou presque alors, absorbés par la nuit, gravissant d’un pas régulier propice à la méditation les quelques 1000m de dénivelé nous séparant du replat sommital.
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aurore sur le désert depuis le sommet du Toubkal (4167m) |
Au loin l’horizon s’enflamme déjà, d’abord une étroite bande pareille à un œil qui s’ouvre, puis plus largement, le ciel cyclope dévoilant sa pupille iridescente quelques minutes après notre arrivée et les accolades de circonstance. A quelques encablures de là les sommets voisins, dépassant pourtant eux aussi les 4000m, ne connaissent pas la même agitation. Attrait d’un mythe, fascination pour les chiffres, goût du record et du superlatif ? Question tautologique mais dont nous garderons mémoire pour un éventuel prochain séjour, d’autant plus que, aussi paradoxal que cela puisse paraître, compte-tenu de leur proximité et de leur difficulté plus ou moins équivalente voire plus élevée, l’obligation d’être accompagné d’un guide ne les concernerait pas. Le jour est maintenant levé et les files dépassées plus tôt se rapprochent du sommet. Le vent bien que faible aujourd’hui glace les sangs de nos mains pas tout à fait assez couvertes et l’onglée guette. Eux-mêmes sans doute sujets au phénomène, soucieux par ailleurs de laisser la place aux nouveaux arrivants, nos guides nous encouragent à prendre la poudre d’escampette au plus vite.
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descente du Toubkal : exemple parmi tant d'autres de tags en pleine nature |
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dernier coup d'oeil sur le massif |
Cette expérience s’achèvera quelques 2000m de dénivelé négatif plus tard dans la demeure aux murs épais de plusieurs dizaines de centimètres garantissant une température constante hiver comme été, que Mohamed partage avec sa mère, sa femme et son bébé de trois mois, ainsi que ses deux sœurs que nous entrapercevrons à peine. Toutes trois, précédemment mises au courant de notre passage, sont encore aux fourneaux quand nous arrivons, une place qu’elles occupent sans doute depuis plusieurs heures eu égard au raffinement et aux proportions du dîner qu’elles nous ont mijoté. De l’entrée constituée de 5 sortes de pâtisseries à base de pâte sablée, amandes, cacahuètes, miel, raisins secs, chocolat, confiture et j’en passe, aux pommes du dessert fraichement cueillies parmi les vergers prospères ceinturant le village, en passant par le plat principal, un couscous au poulet confectionné dans la plus pure tradition, notre premier sur le sol marocain, saveurs équilibrées, textures et cuisson parfaites soulignent le soin apporté à leur préparation. Aussi nous nous régalons comme rarement, nous servant plusieurs fois mais sans toutefois pouvoir finir l’énorme plat de couscous, un geste qui nous l’espérons n’aura pas été pris comme une offense. Nous faisons nos adieux à Mohamed après avoir traversé le bourg à ses côtés, ses rues calmes et escarpées contrastant avec la fureur et le folklore de ses voisins directs sclérosés par des décades de tourisme de masse, le remerciant chaleureusement et lui souhaitant de garder intacte cette intégrité sans faille et cette simplicité authentiques dont d’autres feraient bien de s’inspirer, espérant aussi que la saison qui commence soit aussi pleine que possible pour lui (si d’aventure les personnes qui sont arrivées jusqu’ici seraient un jour ou l’autre intéressées par cette ascension, vous trouverez en bas de page les coordonnées de ce dernier2).
De retour à Oukaïmeden pour quelques jours nous réalisons chacun, assez rapidement, les projets qui nous avaient résistés jusque-là. Une dalle subtile en 6C dont les courbes douces invitent aux caresses mais légèrement morpho pour Julie (d’où les quelques séances à son compte), un panneau à 35/40 degrés pour moi, autre pépite en 7C ouverte par la bande de la FFCAM juste derrière les épiceries du village, une ligne franche remontant une succession d’écailles de tortue et dont le départ assis en 8A+, absolument magique, m’échappe de peu faute à des doigts déjà bien meurtris. Un souci relatif mais qui va s’avérer récurrent au cours de ces derniers jours, tant pour l’une que pour l’autre.
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échauffement sur le secteur surplombant le village |
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la fameuse dalle en 6c |
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passage réalisé au premier essai, répertorié à 8a, jour de forme ou erreur ? |
Lors d’un de nos précédents bivouac Julie avait en effet repéré quelques blocs vierges dont deux en particulier nous avaient tapé dans l’œil. Ayant suffisamment « consommé » le travail des autres depuis notre arrivée sur les lieux, il était plus que temps de nous y mettre nous-mêmes. Fait et dit, quelques dizaines de minutes après avoir installé la corde et enfilé nos baudriers respectifs, les blocs en question, comptant chacun deux passages, sont propres et vêtus de quelques touches de magnésie tranchant sur les tons rouge-orangés du rocher.
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Julie à son habitude peaufine le nettoyage |
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quelques dizaines de minutes plus tard, verdict : 6B |
Compte-tenu de l’heure avancée nous remettons les hostilités au lendemain, une journée couverte, battue par un vent puissant qui s’est levé durant la nuit et n’a eu de cesse de bousculer le fourgon, des conditions de vosgien en somme, idéale à mes yeux mais un peu trop froides pour Julie qui en profite pour se reposer. Le ciel est ampli d’une nuée paradoxalement immobile à travers laquelle seules les crêtes les plus proches se laissent deviner, se découpant en ombres vaporeuses, le soleil semblable à une ampoule à incandescence sur ces dernières heures.
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halo |
Galvanisé par cette fraîcheur inhabituelle pour l’endroit exposé plein est, plus motivé que jamais, je réalise rapidement le passage le plus évident du premier bloc, baptisé Adhan, aux environs de 7B, puis grimpe jusqu’à plus soif dans le second, beaucoup plus difficile, consistant en une coordination alambiquée depuis une réglette main gauche affreusement coupante, le tout suivi par un rétablissement des plus retors. Une fois ce dernier réalisé sur corde je m’astreins à essayer le jeté de départ, des heures durant, en vain. Une lubie qui coûte cher.
Quelques heures plus tard, une demie à tout casser après m’être assoupi, la douleur me réveille. L’afflux de sang nécessaire à la régénération des cellules épidermiques donne littéralement la sensation qu’un petit organe cardiaque s’agite à chaque extrémité touchée, une douleur lancinante pareille aux coups répétés d’un micro marteau-pilon, rendant impossible le sommeil. La crème hydratante n’y fait rien, mais la lecture, de par la posture qu’elle induit, un tant soit peu. Lire donc, jusqu’à l’épuisement des yeux, jusqu’à ce que les phrases puis les mots se désolidarisent les uns des autres, emportant bientôt le reste du corps.
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le jeté coupable de ce bloc resté indompté |
Au réveil je me demande qu’elle démon nous a piqué pour que régulièrement nous nous infligions pareille torture. Si encore il s’agissait de vie ou de mort. L’animal pris au piège est sans doute capable d’endurer des douleurs autrement plus intenses. Seul l’homme néanmoins, dans sa nature perverse et monstrueuse, le fait de son propre chef, en toute liberté. Ici au profit d’une passion parfois dévorante, mais il suffit de penser aux troubles alimentaires ou à l’ascèse extrême etc. A quelques pas de là ce même matin on entend un habitant du village situé à l’aplomb de notre position extraire des flancs de la montagne et débiter en morceau de 50cm par 50 en moyenne, à l’os ou presque, des tranches de ce même caillou qui m’occupe tant l’esprit.
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l'homme et ses fidèles mules |
Destinées à la construction des maisons de la région, il les transporte ensuite à dos de mule jusqu’au bord de la route la plus proche où elles seront soigneusement alignées en attendant de trouver preneur. Tel un retour de manivelle, je me prends alors en pleine face la futilité évidente du sentiment de frustration éprouvé un peu plus tôt quand, me rendant compte de l’état de mes doigts, je me vois dans l’obligation d’abandonner ce projet qui me tenait tant à cœur.
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le second bloc brossé, un joyau tranchant |
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dernier jour, dernier essai : le passage le plus exigeant tombe dans la douleur (7C+) |
Tout va très vite ensuite : cette dernière journée partagée en amoureux au pied du second bloc brossé, des noms envisagées pour ses deux splendides passages mais qui demeureront probablement scellés dans nos mémoires, les adieux à Hassin et la promesse de retrouvailles Inch Allah, puis la nuit enfin, son ombre fuyant à toute allure au réveil, retranchée bientôt dans les seuls creux et ravines, sous les rochers, la lumière douce et réconfortante lors du premier, déjà féroce au second.
Comme par fétichisme je caresse une dernière fois ce grain inouï, ce rêve de gosse qui s'achève, puis nous prenons la route de Marrakech où nous devons faire le plein de certains produits de première nécessité, sentant l’ambivalence propre au voyage poindre pour la première fois et de plus en plus forte à mesure que nous perdons de l’altitude : se déplacer alors même que nous commencions seulement à nous imprégner d’un paysage et d’une culture, à y ressentir la quiétude du chez soi ou d'un lieu familier plutôt que l’appréhension d’un espace étranger.
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le ciel nous gratifie de ses plus belles couleurs pour notre départ |
Pour finir, car ce sont les grandes absentes et de ce lieu et de ces quinze jours, ces invisibles, ces femmes souvent astreintes à des travaux pénibles et ingrats, ployées sous des charges de bois ou de fourrage deux fois comme elles ou courbées sur leur bêche dans les jardins et les champs. Comme d'ordinaire c’est pourtant elles qui tiennent une partie du pays ne serait-ce que parce qu’elles veillent à l’éducation des futures générations. Comme dans bien des pays et dans de nombreux milieux elles sont le cœur silencieux de toute cette histoire. Nous les saluons en espérant à l'avenir avoir la chance d’apprendre à mieux les connaître que par signes de mains interposés.
1 – Le vrai du faux : éclairage rétrospectif sur les minéraux et fossiles soi-disant extraits par Hassin
Il y a quinze jours nous faisions l’acquisition, moyennant quelques objets troqués et une vingtaine d’euros de quelques spécimens de minéraux et fossiles remarquables : trilobite, géode de quartz, d’améthyste et de pyrite. D’une collection datant de l’école primaire j’avais souvenir de ces noms ainsi sans doute qu’une certaine nostalgie, aussi n’ai-je pas pris garde, ces pièces n’ayant de remarquable pour deux d’entre elles que la qualité de leur contrefaçon. D’abord penaud d’avoir été berné par une manigance a posteriori grosse comme une maison, la confusion laisse peu à peu place, à mesure que nous glanons des informations sur le sujet, à la sidération face à la nature et l’ampleur de l’arnaque.
Voyant les jours suivants notre acquisition que d’autres vendeurs à la sauvette du village proposent des pierres similaires, eu égard aussi à l’éclat particulièrement intense (douteux) de certaine couleur, la suspicion m’avait déjà effleuré. Pouvait-il s’agir de faux ? De quartz teinté par quelque procédé chimique ? Trop grosse pour être vraie, et nécessitant à mon sens des moyens plus proches de l’industrie que de l’artisanat, la possibilité d’une escroquerie s’était dissipée au profit de l’intérêt pour d’autres cailloux.
Mais ce qui nous a définitivement mis la puce à l’oreille et a motivé ces recherches effectuées tout dernièrement sur internet, c’est que depuis, en l’espace de deux semaines, on nous a proposé les mêmes minéraux ou presque un peu partout où nous sommes passés, de Sitti-Fatma à Marrakech en passant par Imlil, Aremd, ou bien encore sur le chemin du Toubkal. Hier enfin, cerise sur le gâteau scellant le doute une bonne fois pour toute, alors que nous traversons l’allée touristique menant aux cascades d’Ouzoud après une randonnée matinale réalisée non sans mal sans un guide, nous assistons à la livraison à une échoppe de souvenirs de plusieurs dizaines de ces géodes trafiquées, soigneusement emballées dans du papier journal mais clairement identifiables à leur forme ovoïde caractéristique, une transaction réalisée à la vue de tous, comme s’il s’agissait de fruits et légumes ou d’objets quelconques.
Le fin mot de l’histoire est que ces contrefaçons s’inscrivent dans un circuit beaucoup plus vaste, une véritable industrie faussaire, avec ses ateliers de transformation (quand il ne s’agit pas de fabrication pure et simple, de moulage ou de sculpture s'agissant des fossiles) où d’authentiques géodes de quartz sont effectivement teintées voire peintes à la main (un travail du reste laborieux, à la chaîne probablement, pas moins long peut-être que celui consistant à extraire les minéraux du sous-sol...), avec ses grossistes qui sillonnent le pays et font le lien entre les ateliers et les revendeurs, les boutiques de souvenirs, les camelots, etc., avec ses innombrables clients potentiels dont la naïveté n’a d’égale que la fascination pour l’extraordinaire. Une industrie qui doit sans doute peser lourd dans l’économie du pays, et dont a priori le réseau s’étend au-delà des frontières, grossistes européens et américains (les chinois ayant leurs propres faussaires en la matière…) opérant de mèche avec les producteurs pour inonder le monde entier via des sites de vente en ligne spécialisés ou non.
Le sujet mériterait d’être creusé plus en profondeur. Où se trouvent ces ateliers ? Qui sont à leur tête ? Qui gagne quoi dans cette affaire ?
Nécessairement au courant des méthodes de la filière, ne serait-ce que parce qu’il nous a mené très habilement en bateau et nous a sciemment mentis, Hassin, en tant que petit revendeur, ne fait sans doute pas partie des mieux lotis. Si nous ne lui en voulons absolument pas personnellement (d’autant plus que le fossile, après des recherches et tests plus poussés, s’avère un authentique et rare spécimen), ce genre d’escroquerie peu reluisante et généralisée, en place depuis des années (des articles ou des échanges sur des forums à ce sujet remontent à 2011), se déroulant au vu et su de tous dont un gouvernement a priori peu regardant, ne peut au mieux qu’entamer la confiance, au pire éveiller soupçon et paranoïa vis-à-vis de toute une population par ailleurs déjà suffisamment stigmatisée.
Avis aux amateurs donc. Aussi bonne soit notre intention au départ de l’affaire, mélange de générosité et de curiosité, nous n’avons sur ce coup probablement fait qu’encourager cette pratique…
2 - Coordonnées de notre guide au Toubkal, plus que recommandable : Mohamed ID MANSOUR / mohatrek2010@gmail.com / instagram : @toubkaltravelexplore
Magnifique, Gautier et Julie, je n'ai pas d'autre mot. Pa'
RépondreSupprimerPutain Gaut un régal ton récit !
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